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des pierres de la Bastille. Les professeurs du Lycée mettaient «<le monument champêtre qu'on lui avait élevé sous les regards de la nature, fort au-dessus de ces superbes mausolées qui ne renferment que les dépouilles des princes et des souverains (1). » Beaucoup de gens croyant qu'il s'était tué, Bouilly avait fait tout exprès une pièce où il le représentait mourant chez lui, sa croisée ouverte, en s'écriant : « Que la nature est belle! Je vois Dieu... Je meurs dans ses bras. » Dans une scène, on le voyait rentrant de la promenade quelques plantes dans une main, et, dans l'autre, un nid de fauvettes, « qu'il confiait aux soins de sa femme, pour les rendre à la liberté sitôt qu'elles auraient des ailes. » Une autre scène le montrait s'entretenant avec un menuisier du village de quelques réparations à faire « dans sa modeste demeure. » Dans une troisième, un créancier auquel il devait cent écus le menaçait de saisir ses meubles. Mais au même moment, le libraire Rey lui envoyait cent écus avec lesquels il désintéressait ce créancier. Là-dessus la mort arrivait.

Je donne à deviner ce que la critique du temps reprochait à l'auteur de cette honnête pièce. C'était d'avoir fait entrer M. de Girardin dans la chambre de Rousseau, au moment où il expirait. « Dans les derniers instants de Rousseau, dit fièrement le critique démocrate, il ne fallait pas de seigneur auprès de lui (2). »

C'était là, de plus en plus, l'esprit qui prévalait au sujet de J.-J. Rousseau. Si la législative ne prit aucune mesure pour faire exécuter les décrets de la constituante, on y vit certaines propositions du Contrat social converties en motions, et votées comme des articles de

(1) Discours de M. Lacroix, 22 mars 1790.

(2) Moniteur du 17 janvier 1791.

loi; tout comme au temps de l'empereur Valentinien III et par son ordre, les opinions des grands jurisconsultes du me siècle avaient force légale dans les tribunaux. Le décret de la statue, éludé par la constituante, omis par la législative, devait être enfin exécuté par la Convention. Les événements avaient donné le pouvoir aux fanatiques de J.-J. Rousseau. Cependant la chose ne se fit pas tout d'abord. On attribua les nouveaux délais à la jalousie de Robespierre. Il en avait assez, en effet, pour qu'après tous les vivants, il lui en restât encore pour les morts. Mais déjà il était fort périlleux de contredire ceux qui voulaient faire de Rousseau un dieu. Chaumette traitait l'auteur de la Comédie des Philosophes, Palissot, « de chenille venimeuse, qui avait tenté de souiller la couronne de J.-J. Rousseau. » Il demandait, «< comme sacrifice expiatoire aux mânes du célèbre et bon Rousseau, » qu'on refusât à Palissot un certificat de civisme. Et celui-ci désavouait sa pièce, et obtenait à ce prix le certificat. Au club des Jacobins, on traitait M. de Girardin de « scélérat, qui, en gardant les mânes de J.-J. Rousseau, commettait un délit contre le peuple entier, » et M. de Girardin s'empressait d'offrir aux jacobins de rendre les restes de son ami « à la condition d'être relevé de la tache originelle par un baptême républicain, sous le nom d'Émile, et autorisé à ne plus être désormais mentionné que sous ce nom dans tous les actes publics (1). »

Enfin, en septembre 1794, sur un rapport de Lakanal, où l'on lit que « le Contrat social semble avoir été fait pour être prononcé en présence du genre humain, pour lui apprendre ce qu'il a été et ce qu'il a perdu ; et que l'auteur immortel de cet ouvrage s'est associé

(1) Moniteur du 27 septembre 1793.

en quelque sorte à la gloire de la création, » la Convention décrétait que l'apothéose de Rousseau aurait lieu le deuxième décadi de vendémiaire. La même séance vit décréter celui de Marat, « dont les préparatifs, disait Collot-d'Herbois, sont dans tous les cœurs. » Un membre demanda la priorité pour l'apothéose de Marat. La priorité fut votée. Chénier fit un hymne pour la fête. Il y avait à peine trois mois que son frère était mort sur l'échafaud, victime de la politique du Contrat social.

Ce rapprochement des noms de Marat et de Rousseau, divinisés le même jour, n'était pas le seul, ni le plus cruel hommage que la démagogie dût rendre à la mémoire de Rousseau. Il lui était réservé d'être invoqué devant la haute cour de justice de Vendôme, par Babœuf comme << l'immortel auteur des vérités pour lesquelles il allait mourir! »

Les apothéoses de la démagogie ne sont des fêtes que pour le despotisme, qui mesure d'avance ce qu'il trouvera de facilités dans ceux qu'elles réjouissent, comme dans ceux qu'elles épouvantent. Le Consulat n'exécuta point le monument que le Directoire voulait faire élever à J.-J. Rousseau dans le jardin des Tuileries, et personne ne s'avisa de lui en faire la sommation. L'Empire, plus hardi et plus encouragé par l'opinion, put fouler impunément aux pieds certaines vérités bienfaisantes du Contrat social, sous la protection qu'inspiraient ses sophismes.

Notre temps a été témoin de la résurrection de ces sophismes; et les trop fameuses doctrines de la souveraineté du nombre, de la propriété considérée comme une permission du souverain, qui peut, s'il lui plaît, l'abolir, et qui, en l'abolissant, ferait disparaître le brigandage, les rapines et la violence; de la destination de l'homme, qui n'est pas de travailler et de mériter, mais

de jouir (1); du luxe, comme cause unique de la pauvreté; de l'égalité, qui supprime les riches et les pauvres ; des hommes assez abominables pour oser avoir du superflu pendant que d'autres meurent de faim; du bonheur, non par le devoir ni par la raison, mais par la constitution physique de chacun; toutes ces doctrines ont reparu, et, pour la dernière fois, des flots de sang ont éteint l'incendie qu'elles avaient allumé. Mais il s'en faut qu'elles aient abdiqué; elles peuvent se taire, si on les y force; elles n'abdiqueront jamais. Elles sont aussi vieilles que l'inégalité, laquelle date du jour où il y a eu deux hommes sur la terre. Ce ne sont pas des doctrines, mais des passions, et les plus dangereuses de toutes, parce qu'elles couvrent du prétexte du bien général l'appétit particulier de chacun, et, qu'au fond, c'est l'envie, la cupidité et l'orgueil individuels sous les couleurs de l'amour du genre humain.

On a appelé ces idées du nom d'utopies, nom bien doux et bien savant pour exprimer les appétits fort peu intellectuels et les factions destructives qui se cachent dessous. Ce sont ces passions et ces appétits qui ont valu à Rousseau l'apothéose de la démagogie sous la dictature de Robespierre, et qui l'ont remis en crédit dans nos malheurs. Il n'y a donc que trop d'opportunité à deman der compte à ses idées, et, au besoin, à ses fautes, du mal qui, deux fois depuis soixante ans, s'est autorisé de son nom fatal. C'est ce que j'essayerai de faire dans la suite de ce travail. Je le ferai sans scrupules. La vertu de Fénélon, les grâces de son génie, le danger de tou

(1) Au rebours de cette cynique maxime de la jouissance comme destination de l'homme, un païen, plus près d'être chrétien que Rousseau, Cicéron a dit : « La nature ne nous a pas faits pour la dissipation et les jeux, mais bien plutôt pour une vie sévère et pour des goûts élevés et sérieux. » De officiis, I, 29.

cher à une des gloires les plus aimées de notre pays, n'ont pu me réconcilier avec les utopies, aujourd'hui sans partisans, de l'amour pur et de la royauté de Salente. Les malheurs de Rousseau méritent-ils plus de ménagements que les vertus de Fénélon, et si je suis assez convaincu des mauvais effets de l'esprit d'utopie, sous quelque forme qu'il se produise, pour l'avoir poursuivi jusque dans les aimables chimères du Télémaque, combien n'ai-je pas plus sujet de le dénoncer et de lui arracher ses voiles dans les seuls écrits de valeur où l'anarchie puisse aller chercher ses titres?

Mais à côté des égarements de l'esprit d'utopie, il y a dans J.-J. Rousseau la part de la raison sereine et supérieure, comme au milieu de la rhétorique de son rôle, il y a les sentiments de l'homme dans son naturel, et les inspirations naïves d'un esprit auquel il a été donné de voir quelquefois le vrai et de l'exprimer en perfection. C'est par ces belles parties qu'il conserve beaucoup d'admirateurs, soit parmi les gens qui pardonnent tout au talent, soit parmi ceux qui, dans des écrits où le faux heurte à chaque instant le vrai, savent passer de l'un à l'autre, sans que l'impression désagréable que leur cause le faux gâte le plaisir qui leur reste du vrai. Je chercherai sérieusement les motifs de cette admiration ; mais je déclare d'avance qu'entre ceux qui aiment J.-J. Rousseau et ceux qui ne veulent qu'être justes pour lui, c'est du côté de ces derniers que je me range.

II

DE L'ESPRIT D'UTOPIE EN GÉNÉRAL.

En dénonçant l'esprit d'utopie, est-il besoin de dire que je ne le confonds nullement avec l'esprit de

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