critique? La critique est nécessaire pour tenir les sociétés en haleine. Dieu a livré le monde à la dispute; si la dispute sert quelquefois le mal, le plus souvent elle est le seul moyen de faire prévaloir le bien. La critique, d'ailleurs, s'autorise en général de principes éprouvés par la pratique, d'expériences universelles qui ont réussi, et elle les oppose à l'impatience et aux fantaisies de ceux qui ne s'accommodent de rien de durable. Il est vrai aussi qu'elle peut prendre le contrepied; mais c'est l'exception; et, tout compte fait, elle a plus souvent raison que tort. L'histoire lui en rend l'hommage; et le christianisme, à qui le monde moderne doit tous ses progrès, n'est, au point de vue humain, que la plus sublime des critiques. La différence la plus caractéristique entre l'esprit de critique et l'esprit d'utopie, c'est que le premier est d'habitude l'ennemi du mal, et peut l'être passagèrement du bien qu'il prend de bonne foi pour le mal, et que le second, par son idéal de perfection, est quelquefois l'ami du mal, et toujours l'ennemi du bien. Pour l'esprit d'utopie, il n'y a que deux termes dans les choses humaines : un présent insupportable, un avenir chimérique; le mal absolu, un remède infaillible. L'utopiste ne trouve rien à conserver de la société établie; usages, traditions, principes, institutions, tout lui en semble usé, hors de service; c'est presque trop de modération que de n'y pas mettre incontinent le feu. Mais par quoi la remplacer ? Ce qu'il propose, on n'en a rien vu encore. Tantôt, c'est le retour à la nature; car, pour l'utopiste, la société est établie contre la nature. Tantôt, c'est quelque principe, d'où l'on puisse faire sortir des lois, mais qui ne soit pas une loi; qui règle certains actes, mais qui n'enchaîne jamais la liberté de l'homme et qui ne soit qu'un consentement temporaire et toujours révocable de cette liberté. Ou bien, ce n'est pas même cela, comme ayant encore trop de ressemblance avec une règle, et l'utopiste ne sait nous offrir en fin de compte que son amour romanesque pour la perfection, et son incorrigible prévention contre tout gouvernement et toute société. Voilà ce qui rend l'utopiste si dangereux. S'il proposait, soit un remède dont on pût connaître les ingrédients, soit un mécanisme dont on distinguât clairement les rouages, la critique pourrait faire voir aux plus simples si les ingrédients sont propres à donner la santé ou la mort, si les rouages ne sont que les vains ressorts d'un gouvernement sur le papier. Mais comment réfuter ceux qui, pour correctif d'un mal absolu, vous présentent le bien absolu? L'utopiste persuade à la foule que tout est mal. Quoi de plus aisé? Le mal, c'est ce qui manque à chacun de nous, c'est son péché, c'est son envie, c'est son désordre. Et pour guérir ce mal, l'utopiste propose la panacée du bien pour tout le monde. Comment ne pas donner dans l'illusion? La société prend à sa charge tous les torts de l'individu et lui laisse le mérite de ne vouloir son bien que par le bien de tous. C'est peu d'être innocent; le voilà convaincu qu'il est généreux. Au reste, l'utopiste ne donne à la foule que l'illusion où il est lui-même sur les autres et sur son propre fonds. Son trait caractéristique est d'ignorer la société où il vit, et de s'ignorer lui-même. Il juge la société par ce qu'elle ne fait pas pour lui; et quant à lui, il ne se juge pas, il s'aime. Voilà, va-t-on dire, un trait qui n'est pas propre au seul utopiste. Les gens mêmes qui vivent au pôle opposé, les gens de bon sens, ne se haïssent point j'en conviens; mais ils se jugent. Telle est l'excellence du bon sens, qu'en donnant à l'homme le droit de se croire supérieur aux autres, il lui ôte la faiblesse de s'aimer à l'exclusion d'autrui. L'utopiste se met tout d'abord et désormais hors de rang. Sa maladie est de rêver la perfection. Voudriez-vous qu'il s'exceptât de son rêve? L'habitude de tout blâmer dans la société ajoute à cette hauteur d'idée sur lui-même; il en vient à se croire à la fois incapable de tout ce qu'il trouve mal et capable de tout le bien qu'il voudrait mettre à la place. Il raisonne comme certaines gens qui, en lisant un auteur, s'imaginent avoir toutes les qualités qu'ils y approuvent et n'avoir aucun des défauts qu'ils y reprennent. Après lui, ce que l'utopiste aime le plus, c'est la vertu. Il l'aime comme idéal, en proportion du peu de cas qu'il fait des simples vertus d'un galant homme. Car, je vous prie, en comparaison du mal absolu qui travaille les sociétés, de quelle efficacité de bon exemple pourraient être ces petites vertus? Quant à lui, s'il les avait, à quoi lui serviraient-elles, qu'à faire de lui une dupe au milieu de fripons? Et que serait-ce d'ailleurs, en regard de l'idéal, que les petits pas qu'il ferait de sa personne vers un but si reculé? Il reste done dans la perfection spéculative et l'imperfection pratique, bien résolu à n'être qu'un héros ou à ne pas s'en mêler. Les honnêtes gens se contentent d'aimer tout bonnement la vertu. Boileau, un de leurs types, a dit de lui : Ami de la vertu, plutôt que vertueux. Ami n'est pas adorateur. L'amour de la vertu n'est pas un enthousiasme; car c'est l'amour pour la peine, pour le renoncement, pour les mille difficultés attachées à une conduite vertueuse. L'honnête homme aime la vertu comme on aime son devoir; l'utopiste l'adore. Une certaine bassesse de cœur avec une fausse élévation d'esprit, voilà le plus souvent son caractère. Tandis que par l'une il se paît de généralités ambitieuses, par l'autre il se dérobe aux devoirs, fidèle à un amour platonique, au milieu de tous les désordres de l'infidélité. Cette adoration de la vertu dans ces cœurs médiocres est sincère. On dirait comme une voix lointaine et mystérieuse de leur conscience. Reléguée hors de leur vie, pour ainsi dire, elle parle encore par ce stérile amour pour une perfection qu'on ne leur demande pas. C'est du reste un trait de sectaire. En effet, l'utopiste n'est pas un individu isolé qui se fait une idée du mal et du bien dans l'indépendance de ses spéculations; il est membre d'une secte, il a une foi et des formules. Au XVIe siècle, il était de la secte des quiétistes. On sait comment il conciliait alors l'amour de Dieu avec les plus sales complaisances pour son corps. Son honnêteté est dans sa tête, et elle y est comme une sorte d'ivresse dans laquelle il oublie ce que l'honnêteté qui vient du cœur commande aux gens de bien. Après lui et la vertu, l'utopiste a un troisième amour, l'amour du genre humain ; à moins que ce ne soient trois manières de s'aimer lui-même. Ce qui me le ferait croire, c'est que, dans cet amour du genre humain, l'utopiste omet quelquefois sa propre famille. Le genre humain, sous la forme d'une abstraction, n'est pas exigeant pour ceux qui l'aiment. On peut se dévouer à lui sans dérangement, dans son cabinet. C'est un amour sans devoir, quoique non pas toujours sans profit : car il est quelquefois des sociétés qui sont dupes de son charlatanisme et qui en prennent la dépense à leur compte. Il n'en est pas de même de cette petite partie du genre humain qui forme le cercle de famille de l'utopiste. Elle veut plus que des déclamations et des promesses. On ne l'aime qu'en se gênant, et de l'amour qu'on s'ôte à soimême. Une femme, des enfants ne se payent pas de cette vaste tendresse pour le genre humain. En tout cas, ils entendent que nous commencions par eux; et ils n'ont pas tort. C'est ce qui n'accommode pas l'utopiste, accoutumé à être tout ensemble son cercle et son centre. Aussi je ne m'étonne pas qu'on ait fort à souffrir, autour d'un utopiste, de cet amour pour les hommes qui passe par-dessus la tête de ceux qui l'entourent. L'exemple n'en a pas commencé au fameux marquis de Mirabeau; mais l'ostentation de ses écrits l'a rendu à la fois plus célèbre et plus odieux. Cet ami des hommes eût volontiers offert au genre humain le logis d'où il chassait son fils. Il l'offrit à J.-J. Rousseau, persuadé sans doute que sa générosité ne lui coûterait rien, et que Rousseau comprendrait de reste que deux amis du genre humain ne peuvent mieux faire que de rester chacun chez soi (1). Pour dernier trait de l'utopiste, ce n'est pas à la suite d'une belle action, ni après une longue habitude de bien faire que se déclare sa passion pour le bonheur du genre humain. Quand il rompt avec la société actuelle pour se vouer tout entier à la société future, regardez bien la date; ce doit être au lendemain de quelque grave manquement aux devoirs de la vie commune. Lorsque je le vois ouvrir les bras au genre humain, je me doute qu'il vient de les fermer aux siens. Désirer l'union d'un peuple en une seule famille, l'union des nations en un seul peuple, faire de l'État un père et de tous les citoyens des enfants entre lesquels sa main par (1) Lettre du marquis de Mirabeau, 17 janvier 1767. |