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est impossible. Des affaires d'où dépendent ma fortune, celle de notre chère Livia, la tienne par conséquent, m'obligent à voler en toute hâte à Paris : c'est là que je t'attendrai. Je logeais ici chez un bourgeois de mes amis. Mais que vois-je donc sur cette berge? N'est-ce pas le cadavre d'un de tes plus beaux modèles? Pauvre Madelon! quelle triste fin! Au revoir, Pierre! En route, postillon !

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Arrêtez! s'écria Pierre. Souffrez que je dise adieu

à Livia.

En route donc, morbleu! dit le vieillard d'une voix terrible.

Livia n'eut que le temps d'adresser un sourire à son amant, et le carrosse prit la route de France.

M. Bayern, n'ayant plus que du dégoût pour le séjour de Montpellier après la mort de Madelon, retourna dans son pays. La maison de la rue de l'Argenterie prit la raison de commerce Anthier, Polycarpe et C, et retomba dans son antique routine, au grand contentement du vieux patron.

XLIII

La rue de Clichy, où l'on commence à bâtir aujourd'hui, n'était qu'un chemin, en ce temps-là, mais assez fréquenté à cause du jardin des Porcherons. Il y avait, au sommet de la colline, une maison de santé entourée d'arbres et en bon air. Un matin, deux personnes descendirent d'un fiacre, et sonnèrent à la porte de cette maison; le gardien vint ouvrir et conduisit les visiteurs chez le médecin, à qui le plus âgé des deux remit une lettre.

-M. le chevalier, dit le docteur après avoir jeté un regard sur la lettre, je vais vous montrer notre jeune malade, puisque sa mère m'y autorise; mais ce sera un spectacle pénible, je vous en avertis. Le traitement n'a point produit l'effet que j'en espérais.

Ne vous hâtez pas de condamner une fille de quinze ans, répondit le chevalier, de peur que la nature n'ait la fantaisie de la sauver.

Le docteur mena les deux étrangers jusqu'à un cabanon qu'il ouvrit avec un passe-partout. Un désordre effroyable régnait dans la cellule. Des lambeaux de vêtements et des fragments de meubles jonchaient le sol, comme si on eût mis cette chambre au pillage. Sur un tas de débris une jeune fille presque nue, les cheveux épars et souillés de brins de paille, regardait ce dégât avec un sourire farouche.

Eh bien! Nina, dit le docteur, tu as donc encore déchiré ta paillasse? Il faudra te lier, si tu ne deviens pas plus sage.

La folle se leva d'un air menaçant.

Trois hommes, dit-elle, pour lier une pauvre fille! Le roi vous devra le grand cordon pour un tel exploit.

-Tu te trompes, Nina, reprit le médecin; ces messieurs ne sont point des gardiens. Fais donc attention. Tu les as connus autrefois, dans le temps que tu étais douce et raisonnable. L'un d'eux est le chevalier Servandoni...

- Et moi, dit le jeune homme, je suis son élève et votre peintre; car j'avais commencé votre portrait. Je m'en souviens trop bien! s'écria Nina. Ce fatal portrait a été la cause des persécutions que j'endure. -Comment vous aurait-on persécutée à propos d'un portrait, ma chère Nina?

Vous le sauriez, reprit la folle, si l'on m'eût laissé achever ce matin le récit de mes amours. On m'interrompt aussitôt que j'arrive au passage le plus touchant et le plus beau.

Achevez votre histoire, Nina, dit le médecin; mais dépêchez-vous.

Ce sera bientôt fini. J'en étais au moment où je découvris que le perfide Carlo Veronese entretenait une correspondance amoureuse avec une comtesse, et que sa promesse de mariage était une tromperie. Je l'aurais ramené à moi et je lui aurais pardonné. Ne suis-je pas assez fine et n'avais-je pas assez de temps pour cela, puisque nous devions nous marier dans un an? Mais monseigneur le Dauphin vit mon portrait exposé au foyer du théâtre. Il y a quelque maléfice attaché à ce portrait, puisque monseigneur, devant qui j'ai joué dix fois à l'hôtel de Bourgogne et aux Tuileries, ne m'avait point remarquée, tandis qu'il m'aima éperdument aussitôt qu'il eut regardé cette peinture. Il m'envoya un de ses gentilshommes pour me déclarer que je céderais, de gré ou de force, à sa passion. Cet envoyé me trouva dans un accès de désespoir; je brisais les meubles de ma chambre et je déchirais ma paillasse. Des signes si violents de mon amour pour un autre irritèrent le prince; il me fit arrêter par la police du royaume et traîner dans ce cachot. Hélas! messieurs, mon amant n'est qu'un pauvre bouffon italien; mais je l'aime, et il n'y a Dauphin de France qui tienne. Dites à présent s'il est beau à un prince de me faire mourir sur la paille, et si je suis assez malheureuse!

Nina fondit en larmes; ses sanglots ressemblaient à des rugissements.

Vous comprenez, messieurs, dit le médecin, comment l'imagination de Nina colore les circonstances qui

ont amené sa translation dans cette maison. Monseigneur le Dauphin ne se doute point du rôle qu'il a joué dans cette aventure.

C'est-à-dire, s'écria la jeune fille, que vous êtes tous des lâches, que pas un de vous n'oserait prendre ma défense, et que si je n'avais encore mes ongles pour vous arracher les yeux, vous m'engageriez peut-être à écouter un séducteur.

La folle prenait ses mesures pour sauter au visage du premier qui se fût approché d'elle. Le médecin entraîna Pierre et Servandoni hors du cabanon, et ferma brusquement la porte.

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- N'avez-vous aucun espoir? demanda Servandoni. Je ne renonce jamais à guérir mes malades, répondit le docteur; mais dans le cas présent, je ne vois pas apparence d'un symptôme favorable. Un vieux savant italien, que j'ai connu à Rome, est venu visiter cette maison. Mon opinion s'est rencontrée souvent avec la sienne au sujet des divers aliénés qui semblaient offrir des chances de guérison. Lorsque je lui ai ouvert ce cabanon, l'étranger a appelé Nina Biancolelli d'un ton de commandement. La jeune fille s'est levée à sa voix. Ils ont parlé longtemps ensemble dans le dialecte milanais que je n'entends point, et comme Nina s'animait, selon son habitude, le vieux savant s'est mis à faire des gestes étranges, dont l'effet a été de calmer le transport de la malade. Probablement, cette pantomime ultramontaine aura distrait Nina de ses idées fixes; toujours est-il qu'elle s'assoupit un moment et se réveilla moins exaltée.

Vos moyens curatifs, me dit le vieux Italien, sont admirables; mais toute l'eau des quatre fleuves tomberait sur cette cervelle enflammée sans éteindre le fcu qui la dévore.

-Ne serait-ce pas don Secondo Trappoli? dit Pierre.

· C'est son nom, répondit le docteur.

Nous le cherchons par toute la ville.

Je ne sais où il loge; mais M. le lieutenant de police pourra vous indiquer sa demeure.

Pierre et Servandoni se firent mener chez M. de Marville, lieutenant de police. Ils le trouvèrent en conférence avec un officier du guet.

Entrez, chevalier, dit-il, et assistez-moi de vos lumières. Vous allez voir la police aux prises avec le diable.

-Je plains le diable, répondit Servandoni. Son affaire doit être mauvaise.

Pas encore, reprit M. le lieutenant. Jusqu'à cette heure, il se moque de nous.

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C'est à ne pas le croire.

Jugez-en, chevalier. Vous connaissez le roman tragique du pauvre S*** que votre amie, mademoiselle Clairon, a rendu fou d'amour et qu'elle a laissé mourir en refusant de l'aller voir à ses derniers moments. Le jour même que ce malheureux prit domicile au cimetière de Saint-Roch, mademoiselle Clairon avait à souper chez elle trois personnes, M. Pipelet, l'auteur Rosely et M. l'intendant des Menus-Plaisirs. A onze heures précises, un cri terrible, sorti on ne sait d'où, fit tressaillir les convives. On chercha dans toute la maison, mais inutilement. Le lendemain et les jours suivants, même cri, mêmes recherches inutiles. Mademoiselle Clairon vint me raconter cette histoire, et je m'engageai formellement à opérer la saisie du revenant. J'ai empli la rue de Bussy de mes espions. Ils ont entendu le cri; je l'ai voulu entendre moi-même, et j'en ai eu la représentation. C'était un abominable cri, comme celui d'une

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