personne qu'on égorge. Savez-vous ce qu'on vient m'apprendre ce matin? Que depuis trois jours, le fantôme, au lieu de crier, tire un coup de pistolet aux oreilles de mademoiselle Clairon, tantôt sous ses fenêtres, à la barbe de mes espions, tantôt dans les airs, à hauteur du premier étage et jusque dans les vitres de la salle à manger. On voit le feu, on accourt, on sent l'odeur de la poudre, et mes agents se prennent réciproquement au collet, croyant tenir le perturbateur. Que feriez-vous à ma place, chevalier ? J'engagerais mademoiselle Clairon à passer la soirée hors de chez elle pour désorienter le fantôme. -Bah! nous avons essayé de cela. Partout où mademoiselle Clairon s'est transportée, elle a entendu le cri ou le coup de pistolet, et ses voisins aussi bien qu'elle. Le revenant l'a suivie à Versailles, chez le président de B***, en fiacre, au milicu de Paris, à table chez mademoiselle de Saint-Perey, dans la chambre à coucher de madame Grandval de la Comédie-Française. Si les spectacles ne finissaient à dix heures, je crois en vérité qu'une détonation d'arme à feu éclaterait dans le palais de Thésée ou la maison de Cornélie. J'ai recherché les personnes qui ont assisté aux derniers moments de M. S***; on m'a indiqué une vieille dame, sa parente et son amie; je l'ai interrogée : « Ne vous étonnez point, m'a-t-elle dit, si l'âme de mon cousin revient tourmenter mademoiselle Clairon. Il a rendu le dernier soupir en jurant de la poursuivre autant après sa mort que pendant sa vie. » - Il faut, dit Servandoni, que M. S***, avant de mourir, ait donné une somme d'argent pour fonder cette persécution fantastique. Vous trouverez le revenant parmi les domestiques du défunt. C'était ma dernière espérance, reprit M. de Mar ville; mais je les ai fait arrêter. Ils sont au Petit-Châtelet, et la persécution continue néanmoins. Tout à l'heure, un vieux Italien, qui m'est recommandé par le président de l'académie de Saint-Lue, me disait avec un sourire moqueur : «Que mademoiselle Clairon se rassure et vous aussi, seigneur lieutenant; ce divertissement du fantôme ne durera qu'un an. » S'il dit vrai, je n'ai plus qu'à envoyer ma démission au roi. Encore don Secondo! s'écria Pierre. Eh oui, Secondo Trappoli, c'est mon académicien; une espèce de savantasse ou de sorcier. Nous avons affaire à lui, dit Servandoni. Nous venons vous demander où il demeure. - Rien de plus simple; vous allez le savoir. M. le lieutenant de police appela son secrétaire; le secrétaire interrogea les commis, et les commis grondèrent le garçon de bureau ; mais personne ne put trouver l'adresse de don Secondo. Décidément je joue de malheur, dit M. de Marville en riant. C'est assez d'être berné par un mort, sans qu'un académicien de Saint-Luc s'en mêle. Il faut que cela finisse. Je saisirai le prétendu fantôme ou j'y perdrai mon nom (1). Quant à don Secondo, il ne sortira plus de Paris sans ma permission. Je vais commander à la poste qu'on ne lui donne point de chevaux. Le soir du même jour, mademoiselle Camargo dansait dans le ballet de l'Europe galante. Le public l'accueillit plus froidement qu'à l'ordinaire. Ses amis, voulant suppléer au nombre par le bruit, redoublèrent leurs applaudissements; mais leur zèle irrita le parterre et des quolibets jaillirent de tous les coins de la salle. (1) Le revenant de mademoiselle Clairon n'a jamais été découvert. - Faibles mortels, cria un plaisant, prosternez-vous devant la Vénus flamande. Je vous défie de la porter en triomphe. Ils succomberaient sous le poids de ses charmes, dit un autre. Messieurs, dit un spectateur bienveillant, avouez au moins que son visage est toujours charmant. - Oui, reprit un des plaisants, c'est une jolie tête sur un tonneau. Sans entendre ces propos insolents, mademoiselle Camargo sentit que le public était mal monté. Du fond d'une coulisse, Pierre et Servandoni remarquèrent son trouble. - Mes amis, leur dit-elle après sa première entrée, il est temps que je me fasse dame de charité. On voit ce soir aux premières loges un grand homme fort maigre, d'une mine hétéroclite, et dont les sourires me brisent bras et jambes. C'est le diable qui me vient annoncer ma disgrâce. - N'a-t-il pas un habit couleur de feu? demanda Pierre. - Précisément, et il est accompagné d'une Italienne fort belle. C'est Livia! c'est don Secondo. Nous les tenons, enfin ! Pierre descendit à l'orchestre, mais il chercha vainement don Secondo et Livia parmi les spectateurs. Une loge qui se trouvait vide lui fit supposer que ces deux personnes venaient de quitter la place à l'instant même. Dans l'espoir de les rejoindre, il courut sous le péristyle. Les laquais endormis ne purent lui donner aucun indice. Pierre, découragé, prit le chemin du faubourg SaintGermain sans attendre Servandoni. En tournant sur le quai du Louvre, il aperçut une berline arrêtée; le visage morne de don Secondo était appuyé sur le bord de la portière. Vous partez! s'écria Pierre. Où allez-vous encore? Où donc est Livia? Nous allons à Langrune, chez toi, mon garçon, répondit don Secondo. Voici Livia. Mon dessein n'est point de te la ravir. Ne manque pas de nous suivre. - N'y manquez pas, dit Livia. Si vous m'aimez, le bonheur vous attend dans votre maison. Ah! vous me rendez la vie! reprit Pierre. Mais comment avez-vous obtenu des chevaux de poste? Cela t'étonne? répondit le vieillard. Se moquer d'un lieutenant de police te semble fort grave! Regarde mon équipage. La poste n'en fournit point de semblables. Tout est à moi, bêtes et gens. Veux-tu voir de quel train nous marchons? Don Secondo commanda aux postillons de partir. Les chevaux se lancèrent à fond de train, et la berline disparut dans l'obscurité. XLIV Le diner annuel que la comtesse de Montsaillant donnait à sa famille s'était renouvelé quatre fois depuis le passage de Pierre et de Servandoni à Vernon, lorsque deux événements imprévus vinrent changer la situation des personnages. Le petit château de Merey, construit tout au bord de l'Eure, fut envahi par une inondation. L'eau pénétra, au milieu de la nuit, dans le rez-de-chaussée. Madame de Merey, fort effrayée, ne voulut pas attendre au lendemain pour emmener ses enfants. Il fallut traverser dans un bateau les prairies inondées. C'était au mois de novembre, et la pluie tombait à verse. On n'atteignit Vernon qu'à trois heures après minuit. Madame de Merey gagna une fluxion de poitrine qui fut mal soignée par un médecin de campagne, et dont elle mourut en moins de huit jours. Le vieux comte de Montsaillant, tout goutteux et invalide qu'il était, n'eût manqué pour rien au monde d'assister au convoi, service et enterrement d'une proche parente. Vainement la tante Denise lui représenta qu'en considération de son âge et de ses infirmités, les habitants de Vernon l'excuseraient de garder la chambre. Il ne voulut rien entendre. On l'avait vu le dimanche précédent à l'église et à la promenade; cette circonstance lui paraissait enlever tout prétexte de dispense à l'accomplissement d'un si grave devoir. Le jour de la cérémonie, dame Denise tira de son illustre armoire ses fioles médicinales, et elle en administra plusieurs cuillerées à son malade, qui partit appuyé sur le bras du valet de chambre. Les châtelains de Merey n'avaient rien épargné pour enterrer dignement leur femme et bru. Le service funéraire était fort beau, et la grand❜messe dura longtemps. M. de Montsaillant, malgré son grand courage et son obstination, ne put arriver jusqu'à la porte du cimetière. Il s'évanouit à moitié chemin dans les bras de son valet de chambre. On le rapporta mourant à son logis. Trois jours après, un autre convoi non moins beau que le premier le déposait en même lieu que sa cousine de Merey, et la comtesse, en se remettant de ses émotions et de ses fatigues, s'éveilla veuve, en face du cousin Théodore aussi libre qu'elle. Jamais Henriette n'avait seulement imaginé pareil coup du sort. Elle en aurait repoussé l'espérance comme une mauvaise pensée. Cependant, la volonté de la Providence ayant renversé subitement les deux obstacles |