vus, à la fin du dernier siècle, débuter par les maximes de sa philanthropie et finir par égorger la moitié de la nation par amour pour l'autre. Il n'est que trop certain qu'ils ont laissé des héritiers. L'orgueil propre à notre siècle, l'esprit d'utopie que les révolutions y ont déchaîné font encore des disciples du Contrat social, méme parmi les gens qui ne le lisent pas. C'est une maladie. Autrefois on s'en cachait Rousseau a persuadé à la foule que le malade était le médecin ; on s'en vante. Son école est autre chose que sa secte, et il faut dire que ses imitateurs peuvent n'être pas toujours de ses partisans. Ce qu'ils imitent du maître, c'est sa prétention à sentir toute chose plus vivement que les autres hommes et ses artifices laborieux pour en dire plus qu'il n'en pense. École des grandes passions à froid, des larmes sur le papier, de l'amour qui n'est qu'un long délire, de ce romanesque où la lasciveté des désirs se cache sous la subtilité des paroles, et où l'on se donne dans les mots le spectacle de voluptés dont on n'est pas capable. Ces auteurs que dévore la passion ne sont pas si loin qu'ils s'imaginent des poëtes de la première moitié du xvII° siècle qui soupiraient pour des Iris en l'air. Ce n'est que la même mode qui a changé d'objet. On ne soupire plus, on rage. Mais la passion n'en est pas plus sérieuse; j'y reconnais la galanterie, autrefois plus délicate, aujourd'hui plus effrontée; et les fureurs par métaphore de notre temps ne prouvent pas plus le véritable amour que les langueurs par métaphore du temps de Cotin. On a imité encore de Rousseau cet amour de soimême dont on n'excepte pas même ses défauts, et cette suprême complaisance d'orgueil qui trouve encore à se nourrir des reproches qu'on se fait et à s'augmenter par le repentir. Que de gens qui se sont pris pour le centre du monde! Rousseau avait abattu toutes les mesures; ils se sont trouvés grands parce qu'ils n'avaient plus rien au-dessus de leurs têtes. Par malheur, des esprits éminents ont cru l'exemple bon, la nature y aidant d'ailleurs; et estimer ses singularités plus que ses qualités, honorer ses erreurs, rechercher le succès de curiosité plutôt que d'approbation, est devenu la faiblesse des talents supérieurs; en sorte que l'esprit qui au xvi® siècle ne se croyait fait que pour le service de la vérité, au xvme siècle a commencé à jouir de luimême, et au XIX°, grâce à l'exemple de Rousseau, s'estime plus que la vérité et s'estime moins lui-même que le bruit qu'il fait. Ce qu'on n'a point imité de J.-J. Rousseau, ce sont les qualités de ses défauts. Il y a deux hommes en lui l'utopiste, à la charge duquel sont tous ces défauts et qui est né lui-même de la plus mauvaise de toutes ses actions; et l'homme qui eut de la sensibilité dans sa prétention d'être le seul à en avoir, et quelque peu de vraie bonté dans l'étrange philanthropie qui lui faisait haïr les sociétés et adorer le genre humain. Cette part de passion naturelle et de bonté vraie lui a inspiré des pages énergiques et tendres où il est inventeur et où il est inimitable. Rousseau vit par ces belles pages, et sans doute il faut que leur beauté soit bien pénétrante, car elle triomphe du dépit que nous cause à chaque instant une lecture fallacieuse, et elle nous touche ou nous ravit dans le même temps que nous dé-, fendons avec colère notre raison et notre sensibilité contre les grossières complaisances de l'écrivain. Les livres de Rousseau vivent encore par toutes les choses où il a eu raison contre son temps. Il n'y faut pas regarder de trop près, de peur d'avoir à découvrir. que l'esprit de contradiction et l'ardeur de la singularité l'ont averti, avant sa conscience et sa raison, de ce qu'il y avait à reprendre dans les maximes et dans les usages de son temps; il l'a signalé avec éclat, il l'a combattu avec éloquence, il l'a vaincu; c'est assez. Pour être passées dans les mœurs et dans les lois, pour être devenues des règles de gouvernement ou des usages publics, les vérités qu'il a défendues ou revendiquées n'ont rien perdu de leur à-propos ni du feu d'éloquence dont il en a animé l'expression. Et lors même que les faits qui en sont sortis seraient suspendus ou abolis, et que de vérités appliquées elles redeviendraient des vérités spéculatives, elles font désormais partie des conquêtes durables et des croyances de l'esprit humain. Il s'agit moins d'ailleurs de vérités nouvelles que de vérités rendues nouvelles, soit par le moment où il les a défendues, soit par la beauté de la défense. Ainsi, lorsque Rousseau revendique la religion naturelle contre le matérialisme de son temps, il n'invente rien, et c'est tant mieux; mais il y a des restaurations qui valent autant que des créations; et la profession de foi du Vicaire savoyard est de celles-là. Parler de Dieu et de l'âme à ce siècle où, dans une foule qui n'y croyait plus guère que par respect humain, des esprits distingués faisaient profession d'athéisme, où les plus instruits défendaient Dieu comme une bonne invention de police, et employaient son nom comme un ornement de rhétorique, c'était une inspiration de génie, et une action d'homme de bien. Je ne m'étonne pas que Rousseau n'ait rien écrit de plus solide et de plus élevé que ces belles pages. Il y était soutenu et comme porté par la conscience du genre humain, par tout ce que ses illusions et ses fautes avaient laissé d'intact dans la sienne, par tout ce que son esprit eut jamais de pures lumières. Il ne commit pas d'ailleurs la question avec les arguments de la menue philosophie du xvm° siècle, ni avec les railleries qu'elle en faisait à table. Il ne fit pas une œuvre de polémique; il se prosterna et il adora. Jamais plus bel hommage ne fut rendu par la raison humaine à son divin Créateur. Il est vrai qu'un hommage encore plus beau resterait infiniment au-dessous du plus simple acte de foi et d'amour d'une âme véritablement chrétienne; mais puisqu'il y a des esprits rebelles à la foi qui ne se défient point de la raison, ne faut-il pas remercier Dieu qu'il lui ait plu de se rendre évident par le raisonnement dans les écrits d'un Descartes, et sensible dans ceux de J.-J. Rousseau? Le plus doux des chrétiens du xvII° siècle, Nicole avait Descartes à l'esprit lorsqu'il recommandait de ne point dédaigner les preuves philosophiques de l'existence de Dieu, comme appropriées à une certaine nature d'esprits; il eût absous la profession de foi du Vicaire savoyard. La première partie est un écrit bienfaisant comme le Phédon et les Tusculanes, et si Rousseau y a quelques avantages de force dans les preuves ou de hauteur dans les sentiments, il le doit au christianisme, que la seconde partie allait nier. Par quelle autre contradiction, dans ce même livre qui contient la profession de foi du Vicaire savoyard, Rousseau ne veut-il pas qu'on apprenne Dieu aux enfants et se vante-t-il de prendre grand soin que le nom n'en arrive pas aux oreilles d'Émile? Par quel mélange de lumières supérieures et de ténèbres profondes, le même homme qui confesse Dieu de tout son cœur et de toute sa raison ne souffre-t-il pas que son élève en ait une première connaissance proportionnée? Comment le prive-t-il de la douceur de savoir à qui il doit le bienfait de ses premières sensations de plaisir, et veut-il que l'enfant qui joue dans la prairie parmi les fleurs n'en sache pas plus sur son existence que l'oiseau qui chante au printemps dans le feuillage? Pourquoi ne pas lui apprendre, par Dieu, à aimer quelque chose qui ne sera pas lui? Pourquoi écarter de Dieu les enfants? Ils y viennent d'eux-mêmes. Sinite parvulos... Mais tel est le malheureux esprit de Rousseau. Il y avait là un usage public, quelque chose d'établi. Il fallait en prendre le contre-pied: Spiritualiste contre le matérialisme de son temps, contre les usages religieux de l'éducation d'alors, il ira jusqu'à conseiller un athéisme provisoire, afin qu'on ne croie en Dieu qu'à sa façon. Voici un autre point sur lequel il en a bien pris à J.-J. Rousseau de n'être pas de son temps. C'est son amour pour la nature. Il n'est rien qu'il ait plus aimé, ni d'un amour plus pur de tout désir de singularité. Il n'est rien pourtant où il ait été plus singulier, à une époque où l'on aimait mieux les salons que les champs, et la clarté des bougies que le soleil; où l'on allait à la campagne pour donner plus de temps à l'Encyclopédie, ou pour faire des pièces de théâtre et pour les jouer; mais si Rousseau est singulier, il n'a pas du moins l'air de le savoir. C'est de l'originalité de bon aloi. Dans ses promenades sans fin avec la boîte de l'herboriseur au dos, il oublie son rôle, ses ennemis, il s'oublie luimême. Il est tout à la petite fleur qu'il découvre le long d'un buisson, et qu'il rangera le lendemain dans son herbier. Il n'a rien écrit de plus simple et de plus charmant que ses surprises et ses joies de botaniste ; et s'il ne dit cette fois que ce qu'il sent. c'est qu'il sent vivement. Il semble que son esprit, d'ordinaire tendu, se délasse à nous retracer ce qui était son vrai délassement. Ses descriptions ne sont pas des tableaux où l'auteur est au premier plan, concentrant sur lui toute |