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qui la séparaient de son cousin, la comtesse ne put s'empêcher de rêver à la position nouvelle que lui faisait cette double catastrophe. A peine eut-elle jeté un regard dans son cœur, qu'elle y retrouva son amour fidèle, patient, aussi vivace qu'au premier jour, et cette passion comprimée depuis dix-huit ans reprit en un moment toute l'ardeur de la jeunesse. Le manque de foi du cousin Théodore, vu de loin, ne paraissait plus aussi coupable. Pouvait-on garder rancune à un garçon refusé par la famille de sa maîtresse d'avoir cherché des consolations ailleurs? Les hommes ne savent pas attendre. Ils sont ainsi faits, et on ne peut les blåmer de suivre leurs penchants naturels. Il leur faut un bonheur facile. Assurément, cette façon de sentir ne tourne point à leur honneur dans les temps d'épreuve; mais elle paraît moins affreuse aux yeux de la femme qui désire et qui peut leur offrir ce bonheur dégagé d'épreuves et d'embarras. Ainsi raisonnait Henriette, en attendant avec confiance que son cousin lui vînt rappeler les engagements réciproques de leur jeunesse.

Les jours et les semaines s'écoulèrent, et le cousin Théodore ne vint point à Vernon. Il ne prenait d'autre amusement que celui de la chasse. On s'étonnait qu'il pût supporter la solitude de son château. Des gardes forestiers observèrent que M. Théodore traversait souvent à cheval le village d'Ivry et qu'il s'arrêtait pour se reposer dans une maisonnette isolée. Une fort jolie fille, qui habitait cette chaumière, parut à la messe, le dimanche suivant, avec une robe de soie et un bonnet de dentelles. On comprit en même temps d'où venaient les beaux habits de la jeune fille et pourquoi le châtelain de Merey endurait patiemment la solitude.

Cette nouvelle fut apportée dans les cabarets de Vernon par les forestiers d'Ivry. Les domestiques mâles

la contèrent aux femmes de chambre, qui n'eurent garde de la laisser moisir. En un moment, toute la ville sut que le châtelain de Merey avait une maîtresse. Madame de Montsaillant, arrivée à ce point du veuvage où « le deuil enfin sert de parure », apprit à son tour les amourettes de son cousin. Le dimanche suivant, elle demanda sa carriole et se fit mener à Ivry pour l'heure de la messe. La jeune fille, objet de la curiosité publique, se reconnaissait facilement à ses dentelles et à sa beauté. En sortant de l'église, la comtesse aborda cette paysanne, et, lui mettant au doigt une bague ornée d'un dia

mant:

Mon enfant, lui dit-elle, bien des gens, sans doute, vous jetteront la pierre dans votre village; acceptez donc ce présent d'une femme qui s'intéresse à vous, et rendez-moi en échange un petit service.

Je suis à vos ordres, madame, répondit la jeune fille, fort touchée de ce témoignage d'amitié.

Cette bague, reprit la comtesse, sera remarquée à votre doigt. Vous direz à celui qui vous interrogera que je vous ai fait ce cadeau pour lui envoyer mon dernier souvenir par une personne qu'il aime, et pour adoucir mon dernier reproche.

Pendant plusieurs jours la comtesse demeura constamment à sa fenêtre, comme si ellé eût attendu quelqu'un. Mais le cousin Théodore n'avait ni assez de cœur ni assez d'intelligence pour répondre noblement à un reproche délicat. Étant sûr d'avance de rester au-dessous de la situation, il recula devant la difficulté. Selon l'habitude des rustres, il se réfugia dans le silence et se cacha honteusement. Henriette, dans une agitation croissante, perdit le sommeil. On l'entendait marcher au milieu de la nuit. Tout à coup sa beauté s'altéra profondément; sa jeunesse s'envolait avec ses espérances, et son âge

véritable vint en peu d'instants se marquer sur son visage. Lorsqu'elle cut mesuré dans son miroir la grandeur du désastre, elle se mit au lit en disant :

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Tout est fini; je suis détruite.

Une fièvre pernicieuse se déclara presque aussitôt. La comtesse eut encore assez de force pour se relever de cette terrible maladie; mais elle ne fit plus que languir, et quand l'automne arriva, elle s'éteignit doucement, sans pousser une plainte, sans qu'une parole d'amertume s'échappât de son cœur, avec la dignité calme et opiniâtre qu'elle tenait du major son père. Comme elle avait fait beaucoup de bien aux malheureux, toute la ville voulut assister à ses funérailles. Au moment où l'on s'assemblait à la maison mortuaire, un vieillard d'une longue taille se glissa dans la foule et s'introduisit jusqu'au salon, où il se mit à contempler le portrait de la comtesse.

-Belle figure! dit-il d'une voix lamentable, beaux traits! belle expression de tristesse, d'ennui, de désespoir ! Le ver rongeur qui a lentement dévoré ce cœur-là n'est pas invisible aux regards des connaisseurs. Notre peintre ordinaire obéit malgré lui à sa vocation. Par la mort! il a bien travaillé.

L'inconnu n'entra point à l'église ; mais il accompagna le convoi au cimetière en poussant des gémissements si douloureux que les assistants en furent saisis d'étonnement et de pitié. Pour savoir qui était ce personnage singulier, on le suivit à son auberge. Une jeune fille très-belle l'attendait dans une berline de voyage. Il remonta dans la berline, et donna aussitôt le signal du départ. Les chevaux se lancèrent au galop. Près de Vernon, sur la route de Normandie, est une montée fort rude. L'équipage disparut un moment sous les arbres, gravit la montée sans ralentir sa marche, se

montra au sommet de la colline et s'évanouit aux regards ébahis des paysans.

La petite Clairette, en quittant Langrune, n'avait pas tardé à fondre en larmes dans le carrosse de la tante Clorinde. Sa résignation n'avait pu résister au déchirement de son cœur, lorsqu'elle s'était sentie arrachée à tout ce qu'elle aimait, et réduite à la compagnie d'une personne orgueilleuse et indifférente. Les sermons de la vieille vicomtesse augmentèrent son supplice, en l'obligeant à renfoncer ses pleurs tout le long du chemin. On mit une grande journée à faire le trajet de Langrune au château de Marillan, situé à six lieues de Caen sur la route de Vire. Cependant Clairette eut une belle chambre dans ce château, avec de hautes fenêtres, des meubles un peu gothiques, mais commodes, un lit vaste et moelleux, des rideaux à ramages, de l'air, de l'espace, du linge blanc, des robes neuves, une nourriture saine et une fille à son service. Tant de luxe et de bienêtre, comparé à la misère d'où elle sortait, diminua bientôt ses regrets. Les sensations agréables amenèrent des idées plus riantes.

Un matin, Clairette vit entrer dans sa chambre un homme vêtu de noir qui lui prit la main, lui frappa dans le dos à petits coups, écouta sa respiration en posant l'oreille contre sa poitrine, secoua la tête d'un air sombre, et s'éloigna sans dire mot. Cet homme venait de partir sur un bidet de campagne, lorsque la vicomtesse, s'asseyant dans un fauteuil en face de Clairette :

-

Ma nièce, dit-elle, je crois de mon devoir de vous avertir que vous avez une maladie mortelle. Tous les soins que réclame votre état vous seront prodigués; mais on ne se guérit point d'une hydropisie de poitrine, et c'est de ce mal que vous êtes attaquée. Vous aurez l'avantage de n'être point surprise par la mort. Le curé

viendra chaque jour vous préparer à une fin chrétienne. Comme vous n'êtes pas en âge de faire un testament et que vous ne vivrez point assez pour être émancipée, ne vous embarrassez point de dispositions dernières. Je suis votre seule parente. Vous avez gagné votre procès à Caen, et l'arrêt de la cour vous donne douze mille livres. Je comprends, madame, interrompit Clairette; c'est pour vous assurer ce chétif héritage que vous m'avez amenée ici; et quand vous pensez me tenir en chartre privée, vous ne craignez point de m'assassiner en m'annonçant que je suis condamnée à mort; mais je vous déclare dès aujourd'hui mon intention de laisser mon bien à maître Claude. Si je meurs avant l'âge de tester, je lui donnerai le plus que je pourrai de la main à la main, et je prétends retourner chez lui pour qu'il jouisse au moins de mon revenu.

La tante Clorinde prit ses grands airs, en parlant de l'honneur de la famille, et du scandale que ce serait si une fille de qualité baillait son bien à un roturier. Pour ne point quereller, Clairette garda le silence; mais elle écrivit en cachette à maître Claude de la venir chercher. Il y vint avec une patache de louage, et sans écouter les cris de sa tante, la jeune fille partit pour Langrune plus gaiement qu'elle n'en était sortie..

Avec ses six cents livres de rente, Clairette apporta dans la maison du marchand de tabac un peu d'aisance et de bonheur. L'aisance dura, mais le bonheur fut bientôt empoisonné. Le médecin de la vieille dame ne s'était pas trompé : Clairette avait une hydropisie de poitrine. La nature vaincue renonçait à mener cette créature délicate jusqu'à l'âge adulte ; cependant elle atteignit ses dix-huit ans et fut émancipée. Aussitôt elle profita de ses droits pour écrire un testament en faveur de son vieux serviteur.

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