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Maître Claude, lui dit-elle, la vie m'abandonne au moment où nous allions être heureux. Je ne vous ai donné que des soucis, et je vais encore vous laisser des regrets. Faites comme moi. Résignez-vous et acceptez ma petite fortune, c'est une faible récompense pour votre dévouement. Mon dernier chagrin sera de partir sans avoir revu notre ami Pierre.

Vous le reverrez demain, mon enfant, dit une voix sépulcrale. Je vous apporte de ses nouvelles. Il me suit et fait diligence en ce moment sur la route de Paris.

On vit entrer un grand vieillard d'une mine triste et solennelle. Une belle jeune fille l'accompagnait. Tous deux s'assirent près du lit de la malade. Ils lui témoignèrent un intérêt qui la toucha jusqu'aux larmes, et lui parlèrent autant qu'elle le voulut des voyages de Pierre et de ses aventures dans les pays lointains. Au ton de la belle étrangère, on devinait qu'elle aimait le héros de son récit.

Cette visite et ces nouvelles donnèrent beaucoup d'agitation à Clairette. Elle ne dormit point de la nuit, et, le lendemain, elle paraissait anéantie. Lorsque Pierre arriva, conduit par le vieillard et la beile étrangère, Clairette pouvait à peine parler. Un sourire d'enfant anima son visage.

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A présent, dit-elle à Pierre, j'ai obtenu tout ce que je pouvais espérer. Mon ami, tàchez de comprendre ma joie et mon bonheur, car je n'ai pas la force de les exprimer. Je voudrais danser autour de cette table et faire cent folies; mais, puisque je ne puis pas même chanter, je me bornerai à dire tout bas : « J'ai du bon tabac. » Le plaisir m'étouffe. Demeurez là, près de moi, et regardons-nous.

Pierre prit entre ses mains la main de son amie d'enfance et demeura ainsi près du lit, comme elle le souhai

tait. Clairette ferma les yeux au bout d'une heure. Sa main eut quelques petits mouvements nerveux, et finit par devenir froide. Pendant longtemps, on la crut endormie. Elle était morte.

XLV

Hormis la tourelle détruite par l'incendie, Pierre retrouva sa maison de Langrune en bon état. Une servante avait eu soin du logis. Livia et don Secondo s'installèrent chez leur ami. Dès le premier jour, le vieux seigneur, pour mettre fin aux craintes de Pierre, ne l'appela plus autrement que « mon gendre, » et il s'amusa de la rougeur que ce mot faisait naître sur les joues de sa fille. Cependant Pierre se plaignit des procédés cruels dont on avait usé envers lui, en le menant si loin, en ayant l'air de le fuir et en ne lui jetant au passage que des paroles mystérieuses de nature à l'inquiéter.

-Ce sont là des plaintes d'amoureux, lui répondit don Secondo. Tu ne trouves pas dans ton esprit une bonne raison à notre conduite, et il y en a dix. Celles de Livia sont des raisons de jeune fille. Les belles d'autrefois pensaient que pour mériter leur main et tout ce qui s'ensuit, un preux chevalier ne faisait que bien juste son devoir en pourfendant les infidèles ou en ravageant trois ou quatre petits royaumes. La mode ne permettant plus aujourd'hui ce genre d'épreuves, il a fallu imaginer autre chose, et ma fille a fort goûté cette course de trois cents et quelques lieues. En véritable paladin, tu es arrivé au terme du voyage à peine essoufflé. Tu as done gagné le prix. Demande à ma

fille si nous n'avons pas machiné ensemble ce complot romanesque.

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C'est la vérité, dit Livia. Pardonnez-moi d'avoir mis votre amour à l'épreuve. Je me reprocherais cette fantaisie si je ne vous voyais heureux et rassuré. Mes torts envers vous m'engagent; mais c'est une dette que mon cœur saura bien vous payer.

Et mes raisons, à moi, reprit don Secondo, ne veux-tu point les connaitre? Le jour où il a été décidé que je te donnerais ma fille sans condition, que je sacrifierais mes manies d'artiste et de vieillard à tes préjugés et à ton entêtement, j'ai résolu de faire les choses galamment, sans paraître toutefois céder à des remontrances de précepteur et à des influences étrangères. Il fallait sauver ma dignité paternelle. C'est ici, chez toi, dans la maison où tu es né, au bord de ce vaste océan, témoin de ma tendresse et de sa docilité; c'est loin du tumulte des grandes villes, dans le calme de la campagne, que j'ai voulu remettre ma fille adoptive entre les mains de l'époux que son cœur a choisi. Le précepteur et ses tirades, le chevalier Servandoni et son petit despotisme n'ont point de part à ma détermination. Je te donne ma fille de moi-même, librement, sans qu'aucun pédant se puisse vanter de m'avoir vaincu par son éloquence. Livia ne sortira plus de cette maison qu'avec un nouveau nom, de nouveaux devoirs, un nouveau protecteur. Mon autorité sur elle va finir, et pour montrer que cette abdication ne me coûte point, nous allons faire aujourd'hui les démarches de la publication. Avant quinze jours vous serez mariés. Il me semble que cela est clair.

Don Secondo tira d'un portefeuille les papiers de sa fille et les actes réguliers qui établissaient sa qualité de père adoptif. La publication commença le jour même,

et Pierre, ivre de joie, comprit enfin que son bonheur ne pouvait plus souffrir ni empêchement ni retard. Les deux semaines d'attente s'écoulèrent doucement, entre les conversations à trois ou les tête-à-tête amoureux, les promenades au bord de la mer, les repas comme en famille, égayés par le bon accord, et la communauté de desirs et de pensées des convives.

Quand arriva le grand jour de la cérémonie nuptiale, on ouvrit les portes de la maison; les bonnes gens vinrent admirer la corbeille, les bijoux et les parures que le vieux seigneur étranger donnait à sa fille, et qu'on avait envoyés de Paris. L'épousée n'ayant plus de mère, deux paysannes du village l'assistèrent avec la servante de la maison. La toilette de mariage était achevée. On allait partir, lorsque don Secondo fut pris d'une douleur à la jambe qui l'obligea de s'étendre sur un canapé. Cet accident subit ne lui permit point de se rendre à l'église. Malgré ce contre-temps fâcheux, la cérémonie fut la plus brillante du monde. Les époux montèrent dans le carrosse à quatre chevaux, et les habitants de Langrune, animés par les largesses et les distributions, formèrent un cortége joyeux. Il y eut table ouverte jusqu'au soir, illuminations et danses en plein air. Don Secondo, du haut d'un balcon, présida au repas, but à la santé des mariés, prononça le discours d'usage et donna le signal aux violons. Il était plus de minuit et l'épousée avait quitté la fête depuis longtemps, lorsque gens de la noce rentrèrent au village.

les

Apparemment, les maux de jambe de don Secondo passaient aussi vite qu'ils venaient; car Pierre, en ouvrant sa fenêtre, le lendemain, aperçut le vieux seigneur qui mesurait à grands pas les allées du jardin.

Hola! hé! l'homme heureux, cria don Secondo, descendez un peu, qu'on vous parle d'affaires.

Ces paroles étaient accompagnées d'un accent singulier de colère et d'impatience. Pierre descendit au jardin. Don Secondo, assis sur les ruines de la tourelle brûléc, lui fit signe d'approcher.

-Monsieur mon gendre, dit-il avec brusquerie, c'est assez de précautions et de complaisances. C'est assez lanterner; c'est assez prendre de mitaines pour traiter avce Votre Excellence. J'ai par-dessus les oreilles de ces façons doucereuses, de ces égards, de ces ménagements, de ces airs paternes, de ces caresses, tendresses, gentillesses et autres grimaces de petites - maîtresses. Par Lucifer! jamais, non, jamais, je ne fus si soûl de fadaises! Que cent tenailles me labourent les côtes, si j'accepte encore pareille commission!

Mon père, mon ami, dit Pierre effrayé, qu'avezvous ce matin? Je ne vous ai jamais vu ainsi.

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Tu me vois tel que je dois être, reprit le vieillard ; mille tempêtes! le masque est enfin déchiré. Nous allons parler raison cette fois. Écoute-moi : Penses-tu, par hasard, dans ton petit orgueil, que je me serais occupé de toi cinq minutes seulement, si tu n'étais un rejeton dégénéré de la race de Breughel d'Enfer? Il nous faut des artistes; il nous faut des peintres. L'image est un moyen rapide et puissant de propagation. L'image frappe les yeux, se grave dans la mémoire, fixe certaines pensées. Nous avons besoin de son secours pour soutenir la guerre que nous fait la peinture pieuse. L'Église est riche, sous ce rapport. Il faut te décider. Es-tu à elle, ou à nous ?

- D'abord, répondit Pierre, qui êtes-vous pour m'interroger sur ce sujet?

-Je suis celui qui a donné du génie à Breughel le jeune lorsqu'il enrageait de ne pas savoir peindre.

Le bourgmestre Verbucck!

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