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Verbueck ou Secoudo, comme tu voudras. Es-tu à nous, oui ou non?

Eh bien! non, je ne suis point à vous; et, pour vous parler dans votre style, je n'ai pas besoin de vous. Je n'enrage point de ne pas savoir peindre. Nous ne sommes point à Anvers et au xvie siècle. Je ne vous demande pas de me donner le génie de la peinture.

Tu l'as; tu le gardes, et tu fais bien, reprit don Secondo. On ne peut te l'ôter, il est vrai; mais ce don précieux, tu le tiens de nous; c'est un fief servant; il faut en payer la redevance et en subir les servitudes et conditions, sans quoi tu seras poursuivi comme un vassal rebelle et un mauvais débiteur. Songes-y bien. La créance est perpétuelle et le créancier sans pitié. Je me mettrai sous la protection de Dieu.

Il n'est plus temps. Nous avons action sur toi. Je te dis que tu seras écrasé, anéanti comme un insecte. -Et par où donc prétendez-vous me frapper, si je refusc de me donner à vous?

Dans ton repos, ton bonheur, tes affections. La malédiction de Breughel d'Enfer pèse sur toi. Nous en profiterons avec la dernière rigueur. Libre à toi de refuser la célébrité, les honneurs, les faveurs des princes, l'admiration du monde. Tu as cru éviter une mort violente comme celles de Pierre et de Jacques Breughel, le suicide comme Jacqueline et l'accident imprévu comme Joseph, en ne faisant que des images honnêtes et des portraits de femmes; pauvre cervelle humaine, tu n'as point pensé que les femmes sont les meilleurs auxiliaires de l'arméc infernale. Cette malédiction, à laquelle tu crois échapper, va éclater sur ta tête dans un moment. C'est par l'amour que tu seras frappé.

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- Vous mentez! s'écria Pierre. Livia m'aime,
1851.-7.

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qui allume votre colère, c'est que vous ne pouvez me ravir sa tendresse.

-Tu seras frappé par l'amour, te dis-je. Dépêche-toi de te décider. Tu n'as plus qu'un moment.

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Que voulez-vous donc de moi?

Je pourrais exiger que tes pinceaux fussent publiquement consacrés à la glorification de l'enfer, comme ceux de maître Breughel. Mais, par une dernière transaction, je consentirai à laisser une échappatoire à ta poltronneric. Tu travailleras pour nous d'une autre façon, selon le goût de ce siècle. Nous te commanderons des tableaux gracieux, galants, libidineux, des dessins comme ceux que Jules Romain exécuta pour...

-Jamais! interrompit Pierre, jamais je ne souillerai mes pinceaux et mes crayons dans un pareil fumier. Je les briserai plutôt. Retirez-moi mon talent; mais ne le déshonorez pas.

Ne t'emporte point, mon garçon. Je vais faire encore un sacrifice pour te prouver mon envie de te contenter. Voyons: si l'on te commandait des petits tableaux de bergeries dans le genre de Watteau, de Lancret, de Boucher, un peu plus égrillards, ce qu'il faut enfin pour éveiller des émotions tendres, des pensées amoureuses, des désirs sensuels? Assurément, tu ne heurterais point la mode d'aujourd'hui. Les nudités des grands maîtres sont chastes; nous te demandons de faire comme eux des figures nues en oubliant seulement la chasteté.

- C'est impossible, répondit Pierre. J'éprouve à cette idée une répugnance insurmontable; je m'acquitterais mal de ce travail.

- Nous n'exigeons pas une grande perfection, et. nous te saurons gré de l'intention. D'ailleurs, ce genrelà ne réclame pas une main de maître.

En un mot, je cesserais d'être un maître, et je deviendrais un misérable barbouilleur d'images indécentes, que les colporteurs vendraient aux libertins en se cachant de la police. Ne comptez point sur moi. Je mangerai du pain noir avant de descendre si bas.

Du pain noir! s'écria don Secondo. Ce n'est pas par les vivres que nous t'imposerons des privations. La famine du cœur, le néant, le vide, la nuit dans ton âme, voilà ce qui t'attend.

Je m'y résignerai; je souffrirai; je serai malheureux; je mourrai s'il le faut; mais je ne serai point à

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- N'en parlons plus, cher seigneur. Votre destin s'accomplira. Vous n'avez plus besoin de moi. Je retourne à Rome. Gardez bien votre jeune femme. Elle est d'un naturel bon, mais passionné.

-Vous pouvez ajouter qu'elle m'aime et qu'elle a de la vertu.

-Cher seigneur, reprit don Secondo, vous ne portez pas bonheur à vos modèles. La belle comtesse de Montsaillant a décampé lestement depuis que vos regards ont caressé ses charmes. Le portrait de Nina Biancolelli n'a pas été achevé; c'est sans doute à l'interruption de votre travail que la pauvrette doit l'avantage d'en être quitte pour la perte de sa raison. Madelon noyée dans les eaux du Léman, et Lisbeth emportée par une attaque de nerfs, n'ont pas abandonné le festin de la vie aussi doucement que la reine de Navarre. Clairette semblait oubliée dans son coin; mais la mort, qui ne dédaigne pas les plus petites offrandes, est venue jusque dans ce village glaner en passant cette modeste fleur. Vous n'avez fait de la nymphe Camargo que des dessins où le

visage ne se voyait pas : elle a conservé son fin minois, mais son corps s'est enfoui sous l'embonpoint. La divine Clairon, dans un costume dessiné par votre crayon, a inspiré un fol amour qui sort aujourd'hui du tombeau pour la persécuter. La tour de Saint-Sulpice et le village de Felsberg pourraient bien éprouver quelque désagré

ment...

Grand Dieu! s'écria Pierre. Et Livia!

Je n'y songeais pas, reprit don Secondo. Que deviendrons-nous s'il arrive malheur à Livia? Ce serait vraiment contrariant; du moins, pour vous, qui êtes son époux, car pour moi, que m'importe? Les Italiennes ont la tête ardente. Si cette jeune Florentine allait prendre un amant! quelle aventure!

Vous raillez et vous avez raison, dit Pierre. L'amour de Livia est mon bien le plus sûr.

-

Et si l'amour allait être funeste à celte enfant de la Toscane, si le régime conjugal ne lui valait rien, et si chacun de vos baisers, mon cher seigneur, devenait pour votre femme une dose de poison! O poétique cmbarras! Les alexandrins les plus sonores vous compareraient à Tantale expirant de faim et de soif sous un rameau chargé de pommes de reinette. Moi-même je sentirais le désir d'arroser votre infortune de quelques métaphores, et vous auriez l'honneur d'avoir fait chanter le diable.

-Traître s'écria Pierre, respecte ce bonheur que tu ne peux plus me ravir, ou je vais connaître si tu es un mortel ou un démon en te serrant la gorge.

- Des voies de fait ! répondit don Secondo. Étrangler un vieillard infirme, comme un pauvre poulet sans défense! Holà! mes gens, mes laquais ! vite, à l'aide!

au secours!

Le carrosse attelé de quatre chevaux entra dans le

jardin et vint s'arrêter devant les ruines de la tourelle. Don Secondo ouvrit lui-même la portière, sauta d'un bond dans la berline et l'équipage partit au galop.

-

Adieu, mon gendre! dit le vieillard en ricanant. Veillez bien sur votre jeune épouse, et ne vous endormez pas dans les délices de la lune de miel.

XLVI

En homme raisonnable, Pierre chercha ce qu'il pouvait opposer aux sujets d'alarmes que don Secondo jetait en partant. Ses souvenirs lui rappelèrent cent occasions où le vieux académicien s'était donné le passe-temps de tourmenter ses amis, de jouer avec eux le personnage d'un démon, et de les étonner par des coups de théâtre et des bizarreries, tout en leur faisant le plus de bien qu'il pouvait. Les menaces et les ruses se réduisaient à des paroles, tandis que, dans les actions de cet original, on ne trouvait, au contraire, que dévouement et bons offices. Sa générosité perçait sous le déguisement dont il la couvrait. N'avait-il pas cédé sur tous les points ? N'avait-il pas accordé la main de sa fille sans condition? N'avait-on pas obtenu de lui tout ce qu'on souhaitait? Les railleries, les malices et les airs fantastiques étaient fort peu de chose en comparaison de tant de sacrifices.

La bonne humeur et la tendresse de Livia contribuèrent plus que toutes ces réflexions à rassurer Pierre. A moins d'avoir un esprit naturellement inquiet, ' un homme heureux et jeune voit volontiers l'avenir couleur de rose, et les bras d'une femme aimée sont un refuge où il ne s'imagine pas que le malheur puisse

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