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l'atteindre. Livia se plaisait à Langrune. L'isolement et la tranquillité de la vie de campagne s'accordaient avec ses goûts simples. Les soins de sa petite maison devenaient pour elle des plaisirs. La musique remplissait ses heures de loisir; le reste du temps était à son mari, et malgré le brusque départ de son père, dont elle avait murmuré, rien ne manquait à son bonheur. Ce bonheur dura un mois.

Une lettre de Rome vint annoncer à Livia la mort de don Secondo. Les fatigues d'un long voyage avaient épuisé ce corps débile et maladif dont les forces ne répondaient plus à l'activité trop grande. Ce vieillard qu'on croyait si riche ne laissait point de fortune. On découvrit qu'il avait dissipé tout son bien. Des comptes écrits de sa main réglaient sa ruine avec un ordre si parfait, que le jour de ses funérailles, tous les frais. étant payés, il ne resta ni une dette ni une obole à son héritière. Don Secondo n'en fut pas moins sincèrement pleuré par sa fille d'adoption; mais Pierre conçut des inquiétudes qu'il garda prudemment pour lui, en comparant cette mort à celle du bourgmestre Verbueck. Quant aux déceptions de l'héritage, il s'en consola bien vite et ne permit point à sa femme de s'en affliger.

Un sujet d'effroi plus grave vint troubler le bonheur des jeunes époux. Livia se plaignit tout à coup de palpitations et d'une douleur au cœur. Pierre voulut partir aussitôt pour Paris, afin d'y chercher les meilleurs secours de la science. Il fallut voyager lentement; le mal augmentait à chaque journée. En arrivant à Paris, Livia souffrait horriblement. Servandoni, chez qui elle descendit, connaissait le docteur Bordeu, qui passait alors pour le premier médecin de France. Bordeu se mit à sourire, en disant qu'une indisposition de jeune mariée se guérissait toute seule avec du repos. A sa

seconde visite, le célèbre médecin parla un autre langage; il parut plus sérieux, mais il ne prescrivit aucun remède. En sortant, il prit à part le chevalier Servandoni.

Je ne conçois rien, lui dit-il, à cette maladie. Le désordre intérieur est incontestable; mais des symptômes contradictoires me déroutent absolument.

Et vous n'ordonnez rien! répondit Servandoni. Voilà les médecins ! Ils ne voient rien à faire quand la maladie n'est point déclarée, rien à faire encore lorsqu'ils remarquent des symptômes obscurs, plus rien à faire aussitôt qu'ils connaissent la gravité du mal. Toute leur science ne sert qu'à nous effrayer et à nous enlever l'espérance. Mais je ne suis pas homme à me croiser les bras.

Servandoni prit un carrosse de louage et parcourut toute la ville à la recherche de quelque médecin particulièrement habile à guérir les maladies de cœur. Il revint un peu avant la nuit accompagné d'un de ces empiriques étrangers qui exploitent en tous temps la crédulité des Parisiens. Celui-ci jouissait d'un grand renom; mais il ne payait point de mine. C'était un petit vieillard jovial dont les yeux brillaient comme des charbons ardents au milieu d'une face maigre et édentée. Quelque chose de gauche et d'apprêté dans ses manières trahissait la fausse liberté sous laquelle il voulait déguiser le manque d'usage. De sa douillette, semblable à celles des évêques, sortaient ses jambes menues comme des bâtons qui tremblaient sous le poids de ses vêtements; car pour son corps on n'en voyait pas trace parmi les plis innombrables d'une veste qui lui tombait jusqu'aux genoux. On l'appelait le docteur Tertius. Il examina la malade, en lui disant : « Belle dame; il lui demanda « sa main de neige, » pour lui tâter le

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pouls, écouta les battements du cœur, et se mit à réfléchir à haute voix, comme un médecin de Molière. Il reprit ensuite sa consultation, interrogea de nouveau, et délibéra encore.

Eh! dit-il, quel diable de mal avez-vous là, ma belle dame? Je n'en trouve point le germe en vousmême. Il y a donc une cause extérieure? Voyons cela.

Le vieillard promena autour de lui des regards d'une vivacité prodigieuse pour son grand âge et son état de décrépitude.

Je ne vois rien, dit-il au bout d'un moment; ce quartier est sain, cette maison spacieuse. Le voisinage d'un jardin public devrait ajouter aux bonnes conditions de l'air. Il faut pourtant que je découvre d'où vient cet agent délétère.

Le vieux empirique regarda Pierre avec attention. Ouais! reprit-il, qu'est-ce que cela? Du maléfice! des fluides! des affinités!... Je ne pouvais rencontrer mieux. Cette affaire-ci est de mon ressort. Je prierai le jeune époux de la belle dame de m'accorder un entretien particulier. Il est nécessaire, monsieur, que nous causions sans témoin.

Pierre introduisit le docteur dans l'atelier de Servandoni.

Écoutez-moi bien, lui dit Tertius, et nous jugerons ensemble, quand j'aurai fini, jusqu'où mes conjectures s'accorderont avec la vérité. Des causes que je ne puis deviner vous ont jeté un don fatal; une puissance hostile à vous-même a placé dans vos yeux quelque poison que vous communiquez par le regard. Il n'y a point ici de philosophe ni d'encyclopédiste; nous pouvons nous exprimer librement. L'enfer exerce sur vous un droit quelconque ; cherchez parmi vos ancêtres lequel

a pris engagement pour lui et ses descendants, et vous saurez pourquoi vos rapports sympathiques avec une jeune femme lui donnent la mort. Avez-vous connaissance de quelque aventure surnaturelle dans l'histoire de votre famille?

Oui, répondit Pierre; on raconte sur les ancêtres de ma mère une légende infernale où les morts tragiques ne sont que trop fréquentes.

Eh bien ! reprit Tertius, si dans vos relations avec notre belle malade, les conditions funestes de cette légende, que je ne connais point, ne sont pas encore remplies; si aucune particularité ne vous fait supposer que les puissances des ténèbres aient droit de considérer votre jeune femme comme leur proie, il y a sujet d'espérer. N'approchez plus de la belle dame; ne la regardez plus. Éloignez-vous de Paris, si vous en avez le courage.

- Il est trop tard, répondit Pierre en pâlissant. Les conditions de la légende sont remplies. Ce n'est point mon regard qui donne la mort; ce sont mes pinceaux. Je suis peintre. Tous les modèles dont j'ai reproduit les traits ont fini malheureusement. Ni la jeunesse, ni la beauté, ni les forces du corps et de l'esprit n'ont pu les préserver d'une mort prématurée. Mon dernier ouvrage est le portrait de Livia. Il n'est pas même en mon pouvoir de détruire ce portrait que j'ai fait à Rome.

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Je crains, en effet, murmura l'empirique, je crains que la belle dame n'ait absorbé le poison. Mais ne laissez pas de me raconter cette histoire, et parlez-moi comme à un vieux berger de basse Bretagne. Je sais bien d'autres légendes, et je puis vous assurer que vous ne m'apprendrez rien de nouveau.

Quand Pierre eut raconté en peu de mots les aventures des quatre Breughel, le docteur Tertius l'interrompit,

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- Je devine le reste, dit le vieillard, vous avez cru vous soustraire aux poursuites de vos créanciers, en ne leur donnant nulle prise contre vous-même par les sujets de vos peintures; comme si l'enfer renonçait jamais à une créance ! La malédiction retournée contre vos modèles vous frappe indirectement dans ce que vous aimez. Puisque vous avez fait le portrait de votre femme, le mal me paraît sans remède. Attendez et résignez-vous. Cependant, demeurez jusqu'à demain sans approcher de la malade; je reviendrai à pareille heure, et si je trouve la belle dame moins souffrante, je pourrai, connaissant les véritables causes de son état, vous guider par des avis qu'assurément les médecins ne vous donneraient point.

La plupart des empiriques, obligés de jeter, comme on dit, de la poudre aux yeux du vulgaire, déplaisent aux gens de bon sens; mais le docteur Tertius n'était pas un empirique ordinaire. La première impression ne lui avait pas été favorable; il n'en fut pas de même de la seconde. Pierre ne pouvait se dissimuler que ce petit vieillard avait pénétré d'un coup d'œil le secret de toute sa vie. Dans une situation désespérée, refuser sa confiance au seul homme dont il pût attendre des secours eût été une faute. Pierre n'hésita pas à se soumettre aveuglément aux prescriptions de cet Esculape de contrebande, sans prendre garde à ses ridicules. Il n'entra point dans la chambre de Livia jusqu'au retour du médecin. Tertius revint le lendemain, comme il l'avait promis, et il trouva la belle dame en meilleur état.

Je ne puis savoir encore, dit-il à Pierre, si l'amendement que je remarque doit être attribué au hasard, à la marche naturelle de la maladie ou à mes conseils. Continuez à vous interdire toute communication avec votre femme, et la lumière se fera.

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