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Le docteur Tertius crut nécessaire de prouver qu'il n'y avait au monde ni maladie ni cas rare dont son expérience fût étonnée. Il ne manqua pas de raconter quantité de cures merveilleuses dans lesquelles les sciences occultes lui avaient été d'un grand secours. Pierre aurait souhaité moins de faiblesse humaine et de vanité au sauveur de Livia. Cependant les récits du petit vieillard offrirent un intérêt croissant. Quelques exemples, d'une analogie singulière avec la circonstance présente, agirent sur l'imagination de Pierre. Quand Tertius parla d'évoquer les morts et de traîner Breughel d'Enfer, Verbueck et don Secondo jusqu'au lit de la belle dame, au moyen d'opérations de nécromancie qui lui étaient familières, Pierre, dominé par le sang-froid de son interlocuteur, se sentit moins de résolution que lui pour affronter pareille rencontre, et la terreur lui inspira un certain respect pour ce personnage capable d'entreprendre une lutte ouverte avec la mort et l'enfer.

- Commençons dès aujourd'hui, poursuivit le docteur au lieu d'attendre que la Vérité daigne se présenter à nous vêtue comme le disaient les anciens, tironsla de son puits par les oreilles. Cette nuit, à l'heure favorable aux évocations, j'appellerai le bourgmestre Verbueck; qu'il soit homme ou démon, il viendra. Je l'interrogerai. Demain, nous saurons le mot de l'énigor ^› et je vous le rapporterai fidèlement.

A sa troisième visite, le docteur Tertius, avant d'en trer chez Livia, emmena Pierre dans l'atelier de Servandoni.

Sans vanité, dit-il avec un sourire de satisfaction, je pourrais mettre au défi Bordeu, Tronchin et les plus fortes têtes de Paris et de Montpellier, de vous donner les éclaircissements que voici. Les nouvelles sont mauvaises, mais il n'y a plus de mystère pour moi. Notre

belle malade a du temps devant elle, si vous vous abstencz de tout commerce avec cette aimable personne. Il ne faut plus que son regard rencontre le vôtre, que votre main touche la sienne. A cette condition, elle vivra encore quelques mois. Une mort lente et aussi chrétienne qu'elle la voudra faire lui est accordée : l'enfer n'a point de créance sur son âme. Elle souffrira peu et s'éteindra dans la plénitude de ses facultés. Mais si vous ne résistez pas au désir de la voir, elle n'aura qu'à peine autant de jours qu'il lui serait laissé de mois en ne vous voyant pas.

C'est une effroyable sentence de mort! s'écria Pierre.

Une sentence contre laquelle tout recours en grâce serait inutile. Aux maux sans remède le sage se résigne. Lorsque vous avez fait le portrait de ce beau visage,--et ce portrait doit être un morceau d'art fort précieux,-vous avez vous-même condamné le modèle. Il n'y a plus à revenir sur un événement accompli. Vous êtes jeune, vous vous consolerez; vous épouserez une autre fille plus belle, dont vous aurez soin de ne point reproduire les traits; elle vous donnera des enfants, ct le sang des Breughel sera perpétué. L'enfer ne veut point que votre race périssc; ainsi, vous n'avez rien à craindre.

Charlatan! s'écria Pierre, je t'ai appelé pour sauver Livia et non pour me dicter ma conduite. Si ta prétendue science est impuissante, retire-toi et ne m'importune pas de tes sots conseils. L'enfer n'en est pas où il se l'imagine avec moi. Dans le cœur d'un homme au désespoir, il rencontrera une puissance au-dessus de la sienne. Je lui montrerai que je dispose du sang des Breughel. Sors d'ici, misérable intrigant, et n'y reviens jamais!

-

Comme il vous plaira, mon beau monsieur. La nature, mieux que l'enfer, veille à votre conservation. Tertius, les pieds en dehors, comme un maître de danse, fit un salut à l'ancienne mode, et sortit à petits pas.

XLVII

Nicolas Servandoni, malgré son peu de goût pour les choses surnaturelles, fut obligé de convenir que les prophéties de don Secondo semblaient près de s'accomplir. Il était vraisemblable que le charlatan Tertius s'était arrangé pour mettre ses discours d'accord avec la légende; mais le chevalier regrettait que Pierre eùt congédié brusquement ce sorcier vrai ou faux, de qui on pouvait encore avoir besoin.

Il est incontestable, disait Servandoni à son élève, que tu n'as point porté bonheur à tes modèles. Le dernicr s'en va mourant. Puisque tes ennemis eux-mêmes t'indiquent les précautions que tu dois prendre, ne négligeons rien pour prolonger les jours de Livia. Un mal qui n'empire point finit par se guérir. Sois prudent; renonce à tout commerce avec ta femme.

Pierre ne résista point à ces avis dictés par la raison. Mais Livia se plaignait de l'absence de son mari. On inventa des prétextes qu'elle reconnut pour des mensonges, avec cette pénétration particulière que possèdent les malades. Quand on l'eut ainsi trompée pendant trois jours, ses soupçons sc changèrent en certitude. Elle fit appeler Servandoni.

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- Chevalier, lui dit-elle, j'aurais désiré connaître toute la gravité de mon état; si pourtant vous pensez

agir sagement en me cachant que je dois bientôt mourir, je consens à ne pas vous enlever cette satisfaction puérile. Ce n'est point là-dessus que je vous interrogerai. Mais n'espérez pas me dissimuler plus longtemps la défense qu'on a faite à Pierre de communiquer avec moi. Quels que soient les motifs de cet arrêt, je prétends juger par moi-même de leur importance et décider s'il me convient d'obéir. Sur tout autre sujet, je n'insiste pas; sur celui-là, je n'accepte de vous ni réticence ni ménagements. Je vous conjure donc sérieusement de parler, si vous attachez quelque prix à mon amitié.

Servandoni commença par avouer que Pierre n'entrait plus dans la chambre de sa femme par ordre du médecin; mais cet aveu en entraîna d'autres. A chaque réponse, Livia remarquant des paroles obscures réclamait un nouvel éclaircissement. De questions en questions, Servandoni se laissa mener à une confidence entière. Il raconta tout ce qu'il savait, sans omettre la légende. Livia écouta le récit jusqu'au bout, remercia cordialement le chevalier, et répéta plusieurs fois qu'elle s'estimait heureuse de savoir enfin la vérité.

Pierre changea de visage en apprenant ce qui venait de se passer.

-Malheureux! dit-il à Servandoni, qu'avez-vous fait? Livia va maudire le hasard qui m'a jeté sur ses pas, le jour où elle m'a rencontré, le lâche amour que je n'ai point eu la force d'étouffer et qui lui donne la mort. Je ne serai plus pour elle qu'un bourreau. Ne l'ai-je pas assassinée volontairement? J'aurais dû refuser sa main, fuir au bout du monde, ou lui dire, avant toutes choses, à quels dangers s'exposait une femme en s'attachant à moi. Il me manquait, pour m'achever, l'horreur de moi-même et le mépris de Livia.

Le soir, la malade envoya chercher un prêtre, avec

qui elle demeura enfermée. Ce prêtre sortit et revint bientôt, portant le saint viatique et assisté de deux personnes, qui dressèrent dans la chambre une espèce d'autel éclairé de quatre cierges. On entendit réciter des prières, auxquelles répondait une voix faible et tremblante. Livia reçut ensuite les sacrements. Les prêtres se retirèrent, et la femme de chambre Marietta rentra près de sa maîtresse. Pierre comprit que les pensées de Livia se tournaient uniquement vers la mort et la religion. Ces hommes, vêtus de noir, emportaient dans leur bagage funèbre la tendresse de sa femme. Livia existait encore; elle avait peut-être encore longtemps à vivre; mais elle mourait d'avance pour son mari. Pierre, accablé par ces tristes suppositions, déchiré par ses remords, ne se mit point au lit. Un silence profond régnait dans la maison; les horloges avaient sonné minuit, lorsqu'il entendit marcher dans l'escalier qui conduisait à sa chambre. La clef tourna dans la serrure, la porte s'ouvrit et Marietta parut, tenant un bougeoir.

C'est ici, madame, dit-elle.

Bien, lui répondit-on. Laisse-nous maintenant. Livia s'avança en souriant. Elle était parée de ses habits de noces.

Mon ami, dit-elle à Pierre, je sais pourquoi vous vous éloignez de moi. Servandoni m'a raconté cette sombre histoire, cette malédiction originelle que vous subissez pour un crime dont vous êtes innocent. Avezvous donc pensé qu'en vous épousant, je vous aimais à la condition que vous seriez toujours heureux? Une bonne femme partage le sort de son mari; je ne prétends ravir à l'enfer que mon âme : je lui abandonne le reste. Un peu de poussière ne le rendra pas bien riche.

C'est moi qui vous aurai tuée! s'écria Pierre; mon

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