expliquait comment les républiques de la péninsule auraient dû parer ce coup terrible en perçant l'isthme de Suez. Le père Anthier se révoltait contre ces suppositions, ou bien il perdait pied au milieu de ses idées mesquines, et concevait pour un moment quelque chose de grand qui donnait une courbature à son esprit. La contemplation des tonneaux et des dames-jeannes pouvait seule lui rendre son calme et sa routine. Les commis plus audacieux admiraient les connaissances de M. Bayern, et se disaient à l'oreille que le vieux patron était une ganache, qu'il aurait voté avec la majorité du sénat à Venise ou à Gênes, et laissé périr la république de peur d'exposer ses capitaux. Un jour M. Bayern reçut une boîte plate et carrée, que Polycarpe s'apprêtait à ouvrir, lorsque le jeune Allemand ordonna que la boîte fût montée dans sa chambre. Après le dîner, au lieu de prendre la récréation au jardin, M. Bayern ouvrit lui-même sa caisse; il en plaça le contenu dans une petite armoire, qu'il avait achetée d'avance, et dont il garda la clef dans sa poche. La curiosité des commis échoua contre ces précautions mystérieuses, et le jeune patron, sans s'inquiéter des conjectures, passa la plupart de ses heures de loisir enfermé dans son appartement. Le courrier de Genève apporta, un matin, la nouvelle d'une suspension de payements où le commerce de Montpellier avait des pertes à craindre. Le père Anthier ne manqua pas de jeter les hauts cris, de proférer mille injures et menaces, et d'accuser son correspondant de l'avoir trompé. M. Bayern prit la chose plus doucement; il examina les lettres et les comptes avec impartialité, et comme la créance, qui était considérable, ne lui parut pas mauvaise, il partit pour Genève, chargé des pouvoirs de plusieurs maisons de la ville, afin de tenter un accommodement à l'amiable. Les affaires avant tout ; c'était la devise de M. Bayern. A Genève, deux journées bien employées suffirent à conclure un heureux accord. Le troisième jour fut consacré à l'expédition des lettres qui annonçaient aux commerçants de Montpellier les opérations de leur mandataire. Mais, ces devoirs une fois remplis, il y avait apparemment autre chose au monde que les affaires pour M. Bayern, car le quatrième jour il fit appeler un coiffeur, mit des manchettes neuves, des bas de soie et des boucles d'or, et se rendit, à pas comptés, au pensionnat des dames calvinistes, où il eut une longue conférence avec la supérieure. Quand il eut appris tout ce qu'il voulait savoir, le jeune Allemand demanda la permission de voir mademoiselle Madeleine, si toutefois la règle et les exercices de la maison ne s'y opposaient point. On lui répondit que la rareté de ses visites lui donnait droit à un tour de faveur. -Vous serez content de votre protégée, ajouta la supérieure. Elle a gagné beaucoup de toutes les façons; j'ai trouvé peu de terrains aussi favorables aux bons fruits de l'éducation. Le caractère de cette enfant est devenu plus grave sans perdre sa simplicité; son esprit s'est un peu aiguisé. Ce sera du nouveau pour vous, qui l'avez connue paysanne et ignorante. Quant à son visage, il est plus beau que jamais. Je ne sais, dit M. Bayern en hésitant, je ne sais trop si vous jugerez à propos de répondre à une question qui m'intéresse fort. Pensez-vous que la jeune fille ait conservé de l'affection pour moi, et que je puisse espé rer... - Quelle critique amère de notre institution, répondit la supérieure, si nous vous rendions, au bout de trois ans, cette jeune fille moins bonne, moins affectueuse, moins sensible, moins reconnaissante que nous ne l'avons reçue! J'espère, monsieur, que mes leçons Jui auront mieux profité. Du reste, je vais en juger par l'accueil que vous allez recevoir. Croyez bien que le cœur de Madeleine est un livre où je lirai couramment. Je vois que vous êtes ému, monsieur. Quoique votre extérieur offre les apparences d'un sang-froid parfait, des sigues imperceptibles d'agitation trahissent pour moi ce qui se passe dans votre âme. Ne vous en étonnez point je connais vos secrets; de là vient toute ma pénétration. Puisque vous avez de si bons yeux, reprit M. Bayern, veuillez vous assurer des sentiments de Madeleine. Je réglerai là-dessus ma conduite, car je ne voudrais point fonder mon bonheur sur un tribut de reconnaissance. Mademoiselle Madeleine était en classe lorsqu'on vint la chercher pour la mener au parloir. Aussitôt qu'elle aperçut le visage bienveillant de M. Bayern, les souvenirs de Montpellier, que le temps avait endormis dans son esprit, se réveillèrent subitement. Sa lingerie, ses trousseaux de clefs, sa cuve à lessive, et toute la vaisselle fêlée du père Anthier se dressèrent devant elle comme des objets chers et sacrés, et cette impression fut si vive que, dans l'élan de sa joie, elle sauta au cou de son ami d'enfance. M. Bayern! s'écria Madelon, est-ce bien vous que j'embrasse? Ah! qu'il est mal à vous de m'avoir oubliée pendant près de trois ans ! Si l'on m'eût avertie de votre arrivée, j'aurais préparé une kyrielle de reproches; mais vous m'avez surprise; je vous vois, je ne sais plus où est ma colère. Je n'osais vous écrire, et cependant j'attendais cette visite que vous m'aviez promise. Que le " temps m'a souvent paru long, si loin de mes amis! A mesure que je m'instruisais, je me disais tout bas : Quand M. Bayern viendra, il remarquera que je parle mieux, que je sais le français, le dessin, la musique et beaucoup d'autres choses. Je lui demanderai si je puis me présenter devant mes parents de Narbonne. Il me répondra sans compliment, comme un ami véritable, et je m'en rapporterai à lui. » Et puis les mois se suivaient, et point de M. Bayern! Madelon ne manqua pas de s'enquérir de toute la maison Anthier, depuis le patron jusqu'à la cuisinière, et les questions couraient plus vite que les réponses. Cette pétulance s'apaisa quand M. Bayern voulut interroger à son tour. La supérieure souriait en les regardant tous deux. - Vous voyez, monsieur, dit-elle, que Madelon n'a point perdu la mémoire. Votre présence lui rend son étourderie d'enfant. Je ne reconnais plus la jeune fille à qui nous donnons des prix de sagesse et d'assiduité. Cette promptitude à vous ouvrir son cœur me paraît de bon augure pour certains projets. Ne pensez-vous point que le moment est venu?... M. Bayern fit un signe de tête affirmatif. Madelon prit ce silence pour une froideur solennelle; mais la supérieure devina qu'une émotion difficile à contenir enlevait la voix au jeune Allemand. Mon enfant, dit-elle en se retirant, monsieur va vous parler de choses très-sérieuses. Écoutez-le, je vous prie, avec attention. - Quel bonheur! s'écria Madelon quand la supérieure fut sortie; me voici donc scule avec vous! Je soupirais après cette occasion. Moi aussi, cher M. Bayern, j'ai à vous parler de choses sérieuses; j'ai besoin de vos conseils, de vos lumières... peut-être de vos répri mandes. Non, je ne vous ai pas encore ouvert mon cœur; c'est à présent que je vais l'ouvrir entièrement. Sans le respect que je vous dois, j'oserais vous demander l'amitié, l'indulgence d'un frère. Je suis triste, inquiète, tourmentée, chagrinée, M. Bayern. Mais j'oublie qu'il faut vous écouter... Parlez la première, ma chère Madelon. - C'est cela; quand j'aurai soulagé mon pauvre cœur, je vous écouterai mieux. Mon repos et ma conscience sont troublés, cher M. Bayern. - Est-ce possible, Madelon? Hélas! oui. Je vais tout vous raconter. Il y a dans cette maison une jeune fille adorable, un modèle dè perfection; elle a un cœur tendre, un caractère sûr, de l'esprit, de l'instruction, de la gaieté, autant de qualités que de vertus, et par-dessus le marché belle à ravir. Elle me témoigna de la préférence; je m'attachai à elle, et nous sommes devenues inséparables pour tout le temps de notre séjour ici. Son père est un horloger de cette ville, point riche, malheureusement, mais fort honorable. Si bien donc qu'en admirant les perfections de mon amie, en la voyant sous tous les rapports audessus de sa condition, je lui souhaitais une grande fortune, parce qu'elle en saurait faire un usage excellent avec ses grâces, sa charité, ses vertus, et je me disais intérieurement : « Le seul homme au monde capable d'apprécier, le seul digne de posséder un tel trésor, je le connais c'est M. Bayern. » Faut-il vous dire le nom de mon amie? : Vous êtes folle, Madelon, répondit M. Bayern. Je · ne veux point savoir le nom de cette jeune fille. Elle m'a répondu comme vous, reprit Madelon : « Tu es folle, » m'a-t-elle dit. Et ce qui prouve sa raison et la solidité de son jugement, c'est qu'elle n'a pas voulu |