fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes desirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s'ensuivre naturellement? En même temps que mes sens furent allumés, mes desirs prirent si bien le change, que, bornés à ce que j'avais éprouvé, ils ne s'avisèrent point dechercherautrechose. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu'à l'âge où les tempéramens les plus froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté long-temps sans savoir de quoi, je dévorais d'un œil ardent les belles personnes; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier. Même après l'âge nubile, ce goût bizarre toujours persistant, et porté jusqu'à la dépravation, jusqu'à la folie, m'a conservé les mœurs honnêtes qu'il semblerait avoir dû m'ôter. Si jamais éducation fut modeste et chaste, c'est assurément celle que j'ai reçue. Mes trois tantes n'étaient pas seulement des personnes d'une sagesse exemplaire, mais d'une réserve que depuis longtemps les femmes ne connaissent plus. Mon père, homme de plaisir, mais galant à la vieille mode, n'a jamais tenu près des femmes qu'il aimait le plus, des propos dont une vierge eût pu rougir; et jamais on n'a poussé plus loin que dans ma famille et devant moi le respect qu'on doit aux enfans. Je ne trouvai pas moins d'attention chez M. Lambercier sur le même article, et une fort bonne servante y fut mise à la porte pour un mot un peu gaillard qu'elle avait prononcé devant nous. Non-seulement je n'eus jusqu'à mon adolescence aucune idée distincte de l'union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne 6'offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante. J'avais pour les filles publiques une horreur qui ne s'est jamais effacée : je ne pouvais voir un débauché sans dédain, sans effroi même ; car mon aversion pour la débauche allait jusques là, depuis qu'allant un jour au petit Sacconex par un chemin creux, je vis des deux côtés, des cavités dans la terre où l'on me dit que ces gens-là faisaient leurs accouplemens. Ce que j'avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours à l'esprit en pensant aux autres, et le cœur me soulevait à ce seul souvenir. Ces préjugés de l'éducation, propres par eux-mêmes à retarder les premières explosions d'un tempérament combustible, furent aidés, comme j'ai dit, par la diversion que firent sur moi les premières pointes de la sensualité. N'imaginant que ce que j'avais senti, malgré des effervescences de sang très-incommodes, je ne savais porter mes desirs que vers l'espèce de volupté qui m'était connue, sans jamais aller jusqu'à celle qu'on m'avait rendue haïssable, et qui tenait de si près à l'autre sans que j'en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes extravagans auxquels elles me portaient quelquefois, j'empruntaisimaginairement lesecours de l'autre sexe, sans penser jamais qu'il fût propre à nul autre usage qu'à celui que je brûlais d'en tirer. Non-seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempérament très-ardent, trèslascif, très-précoce, je passai toutefois l'âge de puberté sans desirer, sans connaître d'autres plaisirs des sens queceux dont mademoiselle Lambercier m'avait très-innocemment donné l'idée : mais quand enfin le progrès des ans m'eut fait homme, c'est encore ainsi que ce qui devait me perdre me conserva. Mon ancien goût d'enfant, au lieu de s'évanouir, s'associa tellement à l'autre, que je ne pus jamais l'écarter des desirs allumés par mes sens; et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m'a toujours rendu très-peu entreprenant près des femmes, faute d'oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l'espèce de jouissance dont l'autre n'était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la desire, ni devinée par celle qui peut l'accorder. J'ai ainsi passé ma vie à convoiteret me taire auprès des personnes que j'aimais le plus. N'osant jamais déclarer mon goût, je l'amusais du moins par des rapports qui m'en conservaient l'idée. Etre aux genoux d'une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances; et plus ma vive imagination m'enflammait le sang, plus j'avais l'air d'un amant transi. On conçoit que cette manière de faire l'amour n'amène pas des progrès bien rapides, et n'est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l'objet. J'ai donc fort peu possédé; mais je n'ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière, c'est-à-dire, par l'imagination. Voilà comment mes sens, d'accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m'ont conservé des sentimens purs et des mœurs honnêtes, par les mêmes goûts qui, peut-être avec un peu plus d'effronterie, m'auraient plongé dans les plus brutales voluptés. |