voir se partager en deux bassins, ils'écrie à son tour, regarde, aperçoit la fripponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches; et criant à pleine tête, Un aqueduc ! un aqueduc ! il frappe de toutes parts des coups impitoyables dont chacun portait au milieu de nos cœurs. En un moment les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu'il y eût durant cette expédition terrible aucun autre mot prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétait sans cessse. Un aqueduc! s'écrioit-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc! On croira que l'aventure finit mal pour les petits architectes. On se trompera: tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage et ne nous en parla plus; nous l'entendîmes même un peu après rire auprès de sa sœur à gorge déployée, car le rire de M. Lambercier s'entendait de loin; et ce qu'il y eut de plus étonnant encore, c'est que, passé le premier saisissement, nous ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rappellions la catastrophe du premier en répétant entre nous avec emphase, Un aqueduc! un aqueduc ! Jusques - là j'avais eu des accès d'orgueil par intervalles, quand j'étais Aristide ou Brutus. Ce fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un aqueduc de nos mains, avoir mis une bouture en concurrence avec un grand arbre, me paraissait le suprême degré de gloire. A dix ans j'en jugeais mieux que César à trente. L'idée de ce noyer et la petite histoire qui s'y rapporte m'est si bien restée ou revenue, qu'un de mes plusagréables projets dans mon voyage de Genève en 1754, était d'aller à Bossey revoir les monumens des jeux de mon enfance, et sur-tout le cher noyer, qui devait alors avoir déja le tiers d'un siècle, et qui doit maintenant, s'il existe encore, en avoir à peu près la moitié. Je fus si continuellement obsédé, si peu maître de moi-même, que je ne pus trouver le moment de me satisfaire. Il y a peu d'apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi : cependant je n'en ai pas perdu le desir avec l'espérance; et je suis presque sûr que si jamais, retournant dans ces lieux chéris, j'y retrouvaismon cher noyer encore en être, je l'arroserais de mes pleurs. De retour à Genève, je passai deux ou trois ans chez mon oncle en attendant qu'on résolût ce que l'on ferait de moi. Comme il destinait son fils au génie, il lui fit apprendre un peu de dessin, et lui enseignait les élémens d'Euclide. J'apprenais tout cela par compagnie, et j'y pris goût, sur - tout au dessin. Cependant on délibérait si l'on me ferait horloger, procureur, ou ministre. J'aimais mieux être ministre, car je trouvais bien beau de prêcher : mais le petit revenu du bien de ma mère, à partager entre mon frère et moi, ne suffisait pas pour pousser mes études. Comme l'âge où j'étais ne rendait pas ce choix bien pressant encore, je restais en attendant chez mon oncle, perdant à peu près mon temps, et ne laissant pas de payer, comme il était juste, une assez forte pension. Mon oncle, homme de plaisir ainsi que mon père, ne savait pas comme lui se captiver pour ses devoirs, et prenait assez peu de soin de nous. Ma tante était une dévote un peu piétiste, qui aimait mieux chanter les pseaumes que veiller à notre éducation. On nous laissait presque une liberté entière dont nous n'abusâmes jamais. Toujours inséparables, nous nous suffisions l'un à l'autre; et, n'étant point tentés de fréquenter les polissons de notre âge, nous ne prîmes aucunes des habitudes libertinesque l'oisiveté nous pouvait inspirer. J'ai même tort de nous supposer oisifs, car de la vie nous ne le fûmes moins; et ce qu'il y avait d'heureux était que tous les amusemens dont nous nous passionnions successivement nous tenaient ensemble occupés dans la maison, sans que nous fussions même tentés de |