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ans après, étant allé voir mon père, et me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui étaient des dames que je voyais dans un bateau peu loin du nôtre. Comment, me dit mon père en souriant, le cœur ne te le dit-il pas? ce sont tes anciennes amours, c'est madame Cristin, c'est mademoiselle de Vulson. Je tressaillis à ce nom presque oublié; mais je dis aux bateliers de changer de route, ne jugeant pas, quoique j'eusse assez beau jeu pour prendre alors ma revanche, que ce fût la peine d'être parjure, et de renouveler une querelle de vingt ans avec une femme de quarante.

Ainsi se perdait en niaiseries le plus précieux temps de mon enfance, avant qu'on eût décidé de ma destination, Après de longues délibérations pour suivre mes dispositions naturelles, on prit enfin leparti pour lequel j'en avaisle moins, et l'on me mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme disait mon oncle Bernard, l'utile métier de grapignan, Ce surnom me déplaisait souverainement; l'espoir de gagner force écus par une voie ignoble flattait peu mon humeur hautaine; l'occupation me paraissait ennuyeuse, insupportable; l'assiduité, l'assujettissement achevèrent de m'en rebuter, et je n'entrais jamais au greffe qu'avec une horreur qui croissait de jour en jour. M. Masseron, de son côté, peu content de moi, me traitait avec mépris; me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma bêtise, me répétant tous les jours que mon oncle l'avait assuré que je suvais, que je savais, tandis que dans le vrai je ne savais rien; qu'il lui avait promis un joli garçon, et qu'il ne lui avait donné qu'un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe ignominieusement pour mon ineptie, et il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que je n'étais bon qu'à mener la lime.

Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage; non toutefoischez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains du greffier m'avaient extrême

ment humilié, et j'obéis sans murmure. Mon maître, appelé M. Ducommun, était un jeune homme rustre et violent, qui vint à bout en très peu de temps de ternir tout l'éclat de mon enfance, d'abrutir mon caractère aimant et vif, et de me réduire par l'esprit, comme je l'étais par la fortune, à mon véritable état d'apprenti. Mon latin, mes antiquités, mon histoire, tout fut pour long-temps oublié; je ne me souvenais pas même qu'il y eût eu des Romains au monde. Mon père, quand je l'allais voir, ne trouvait plus en moi son idole; je n'étais plus pour les dames le galant Jean-Jacques; et je sentais si bien moi - même que M. et mademoiselle Lambercier n'auraient plus reconnu en moi leur élève, que j'eus honte de me représenter à eux, et ne les ai plus revus depuis lors. Les goûts les plus vils, la plus basse polissonnerie succédèrent à mes aimables amusemens, sans m'en laisser même la moindre idée. Il faut que malgré l'éducation la plus honnête j'eusse un grand penchant à dégénérer, car cela se fit très - rapidement sans la moindre peine; et jamais César si précoce ne devint si promptement Laridon.

Le métier ne me déplaisait pas en lui-même : j'avais un goût vif pour le dessin; le jeu du burin m'amusait assez; et comme le talent du graveur pour P'horlogerie est très-borné, j'avais l'espoir d'en atteindre la perfection. J'y serais parvenu, si la brutalité de mon maître et la gêne excessive ne m'avaient rebuté du travail. Je lui dérobais mon temps pour l'employer en occupations du même genre, mais qui avaient pour moi l'attrait de la liberté. Je gravais des espèces de médailles pour nous servir, à moi et à mes camarades, d'ordre de chevalerie. Mon maître me surprit à ce travail de contrebande, et me roua de coups, disant que je m'exerçais à faire de la fausse monnaie, parce que nos médailles avaient les armes de la république. Je puis bien jurer que je n'avais nulle idée de la fausse monnaie, et très peu de la véritable: je savais mieux

comment se faisaient les as romains que nos pièces de trois sous.

La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable le travail que j'aurais aimé, et par me donner des vices que j'aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m'a mieux appris la différence qu'il y a de la dépendance filiale à l'esclavage servile, que le souvenir des changemens que produisit en moi cette époque. Naturellement timide et honteux, je n'eus jamais plus d'éloignement pour aucun défaut que pour l'effronterie. Mais j'avais joui d'une liberté honnête, qui seulement s'était restreinte jusques-là par degrés, et s'évanouit enfin tout-àfait. J'étais hardi chez mon père, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle;jedevinscraintifchez mon maître, et dès lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans la manière de vivre, à ne pas connaître un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je n'eusse ma part, à n'avoir pas un desir

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