elle aura battu les Saxons à Hastings, nous songerons à lui faire d'autres concessions. Mais tant que les nations suivent naturellement le cours de leurs destinées, elles sont soumises aux lois que nous examinions tout à l'heure. Or, il est bien vrai que la France a vu une révolution prodigieuse, mais cette révolution est toute dans le sens du génie national, car c'est la France qui a voulu la révolution. Il est arrivé précisément que le trait original s'est dessiné avec plus de relief, et nous avons réalisé dans nos institutions une partie de ce que le dix-huitième siècle avait exposé dans ses livres; non pas complètement, car, siècle nouveau, nous avions aussi nos amendemens à faire; mais nous n'avons point rompu avec le passé, nous l'avons continué et perfectionné. Les théories d'une époque deviennent la pratique de l'époque suivante, c'est toujours le même esprit. La France a cinquante ans de plus, voilà tout. : Avançons dans les applications; voyons les différences profondes qui séparent les nations, qui nous séparent des étrangers. Il y a moins d'un siècle que l'Allemagne a pris son rang dans le monde intellectuel. Jusqu'alors, du moins, la renommée de ses écrivains n'avait point passé le Rhin il en est autrement aujourd'hui; mais jeune, inquiète, ses chefs-d'œuvre littéraires ne sont encore que des essais; sa langue est un mélange de la liberté savante des constructions grecques et latines, et du vague un peu solennel qui est dans l'esprit de la nation. Son immense vocabulaire abonde en mots que nous appellerions synonymes, mais dont les nuances se perdent dans une subtilité de sens souvent insaisissable. A quelques exceptions près, exceptions dont il serait facile de trouver l'explication, tout ce qui nous vient de l'Allemagne, en fait de littérature, est là pour prouver s'il est vrai qu'une langue n'est qu'une forme du génie de ceux qui la parlent. Les livres des Allemands sont des mines d'idées ingénieuses, d'aperçus fins, de vues spirituelles, mais qui vont toutes se perdre dans une sorte de vapeur incertaine. Rien n'est précis, aucun contour n'est arrêté. On dirait une nation qui fait pour l'avenir un travail préparatoire, qui jette des notes, qui prodigue les idées encore confuses que d'autres mettront en ordre. Peut-être est-ce la destinée des générations qui suivront sur cette terre féconde. En tout cas, l'intelligence complète de tous ces papiers de famille, il n'y a que leurs fils qui pourront l'avoir. Si l'on s'est arrêté quelquefois à examiner le jeu et les procédés des intelligences, on a été frappé d'une différence qui les sépare en deux classes distinctes. Il y a des esprits qui vont de l'image à la pensée, de la forme au fond; ou plutôt leurs idées sont l'explication des images qui passent incessamment sous leurs yeux; ils raisonnent enfin intérieurement par figures; quelque rigueur extérieure qu'ils mettent dans la suite de leurs déductions, on sent toujours que l'imagination a suggéré le fond. Ce sont des métaphores arrangées en raisonnement. Chose bizarre; cette façon d'aller, toute périlleuse qu'elle est, ne conduit pas toujours à l'erreur. C'est qu'il y a, entre le monde extérieur et le monde des idées, un rapport symbolique que nous ne saisissons pas toujours, mais qui est réel toutefois. Toutes les figures, ce que nous appelons des tropes en grammaire, déposent de ce rapport. Si l'homme n'avait pas vu confusément que les phénomènes du monde matériel sont comme une image du monde moral, il n'aurait jamais dit le feu de la colère, l'élévation des idées. Hippolyte ne dirait pas : : Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur. Toute une portion de la poésie n'est pas autre chose que la tentative d'expliquer les sentimens moraux, les idées par des images. Mais il faut en user sobrement, on ne va pas loin sur ce chemin sans trébucher. Goëthe, dans son drame de Faust, fait dire à Méphistophélès: Ne jouons pas avec une figure. A part deux ou trois esprits supérieurs, le conseil est bon à donner à l'Allemagne. Une autre classe d'esprits procède plus simplement; l'idée leur est suggérée par la contemplation directe des choses. La raison trouve d'abord ce que l'imagination peut colorer après, mais le point de départ est à l'extrémité opposée. Racine écrivait en prose bien sèche le canevas de ses tragédies; il ne serait pas. bien étonnant qu'un Allemand jetât sous forme d'ode le plan d'un traité de philosophie. : La France vaut plus et moins que l'Allemagne, sous le rapport littéraire plus par la fermeté de sa raison, le sentiment de la mesure et du vrai, un langage plus méthodique, plus précis, qui ne peut pas devancer la pensée, qui ne peut pas l'égarer dans les détours de sa phrase, ni lui faire prendre pour des réalités l'ombre que projettent des mots vagues, empreints d'une poésie fantastique. Elle vaut moins peut-être en ce que les esprits n'y sont ni aussi subtils ni aussi féconds en aperçus, en ce que sa grammaire et son vocabulaire ne se prêtent pas à poursuivre les détails les plus fugitifs dans leurs ramifications les plus délicates. Aussi un écrivain français peut bien faire un livre sur des idées déjà traitées en Allemagne, mais au bout de dix pages rien ne sera reconnaissable si l'auteur veut écrire dans sa langue et suivre la pente de son esprit. Cherche-t-on un exemple de cette incompatibilité littéraire entre la France et l'Allemagne? Qu'on prenne un morceau de Rousseau et un passage de Goëthe sur des sujets semblables; la peinture d'une ame rêveuse et mélancolique, l'impression que produit sur elle la soli tude; des deux côtés ces tableaux sont étrangers à tout calcul, la différence d'imagination des deux peuples s'y peint naïvement et clairement; voici un passage d'une des lettres de Rousseau à M. de Malesherbes, où il décrit les journées solitaires passées dans la forêt de Montmorency: Avant une heure, même les jours les plus ardens, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas, dans la crainte que quelqu'un ne vînt s'emparer de moi avant que j'eusse pu m'esquiver; mais quand une fois j'avais pu doubler un certaincoin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençais à respirer en me sentant sauvé, en me disant : Me voilà maître de moi pour le reste du jour ! J'allais alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien, en montrant la main des hommes, n'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je 'pusse croire avoir pénétré le premier, où nul tiers importun ne vint s'interposer entre la nature et moi. C'était là qu'elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait mon cœur; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m'environnaient, l'étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulaiss ous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration. Le concours de tant d'objets intéressans qui se disputaient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à l'autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire en moi-même : Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux. Mon imagination ne laissait pas long-temps déserte cette terre ainsi parée; je la peuplais d'ètres selon mon cœur ; et chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans ces asiles de la nature des hommes dignes de les habiter. Je m'en formais une société harmante dont je ne me senfais pas indigne; je me faisais un siècle d'or à ma fantaisie, et remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m'avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer encore, je m'attendrissais jusqu'aux larmes. sur les vrais plaisirs de l'humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes.... Cependant, au milieu de tout cela, je l'avoue, le néant de mes chimères venait me contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalité, ils ne m'auraient pas suffi; j'aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement de cœur vers une autre sorte du jouissance dont je n'avais pas d'idée, et dont pourtant je sentais le besoin. Hé bien, monsieur, cela même était une jouissance, puisque j'étais pénétré d'un sentiment très-vif et d'une tristesse attirante que je n'aurais pas voulu ne pas avoir. Bientôt de la surface de la terre j'élevais mes pensées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'ètre incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l'esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas; je me sentais avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers; je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées ; j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace; mon cœur resserré dans les bornes des ètres s'y trouvait trop à l'étroit; j'étouffais dans l'univers, j'aurais voulu m'élancer dans l'infini. Je crois que si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l'agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : « O grand Être! ô grand Etre!» sans pouvoir dire ni penser rien de plus. Tout le vague de la rêverie est empreint dans cette lettre; mais pourtant quelle vivacité! quelle netteté de couleurs! Tout en se plongeant dans ces profondeurs infinies, on sent que l'homme conserve la force de sa pensée; ses yeux se perdent dans les cieux, mais quand il les ramène autour de lui, sa vue n'est point obscurcie. Ce nuage de mélancolie pensive semble au contraire donner plus d'éclat aux objets qui l'environnent, pareil aux brillantes vapeurs du midi qui colorent le paysage sans le voiler. Dans le passage de Goëthe, tiré de Werther, au contraire, la rêverie ressemble à de l'abattement. Tout pa |