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L'Autriche se vit alors à deux doigts de sa perte; mais elle trouva, pour se défendre, la valeur du comte de Daun, qui s'était déjà signalé dans plusieurs guerres ainsi que dans les gouvernements de Naples et de Milan, et qui était renommé pour son habileté à choisir ses positions. Il était secondé par l'Irlandais Lascy, qui avait combattu avec Munich pour la Russie et par le Livonien Laudon, qui, formé aussi à l'école des Russes, et devenu ensuite chef des Pandours, devait à l'habitude de commander des corps de troupes légères une audace et une rapidité extrêmes.

Frédéric, défait à Koelin, fut obligé d'abandonner le Hanovre et tout le pays entre le Weser et le Rhin aux dévastations des Français, commandés par l'insolent Richelieu. Au milieu de ses expéditions, heureuses ou non, Frédéric faisait encore des vers; et il ne ménagea pas les épigrammes lorsque Clément XIII envoya le chapeau rouge et une riche épée bénite au comte de Daun, vainqueur du roi hérétique. Il ne pouvait donc échapper que par des triomphes au ridicule dont l'Europe l'aurait accablé, en représailles de ses railleries, dès que la fortune aurait cessé de lui sourire. Ses affaires semblaient désesperées, et, croyant tout perdu sans retour, il prit la résolution de se tuer; mais avant de mourir il voulut sauver sa réputation en écrivant à Voltaire, qui était alors l'arbitre de la renommée. Il écrivit la lettre, puis il reprit courage, et attaqua ses ennemis à Rosbach. Avant la bataille il prononça une harangue que la moitié de l'armée pouvait entendre: « Mes amis, dit-il, le sort de tout « ce que nous avons et devons avoir de cher est remis à cette « épée que nous tirons. Je n'ai pas le temps et je ne crois pas « avoir besoin de vous parler longuement. Vous savez qu'il « n'y a ni veilles, ni fatigues, ni périls que je n'aie constamment « partagés avec vous jusqu'à présent; et vous me voyez prêt à << périr avec vous et pour vous. Tout ce que je vous demande, « mes amis, c'est de me rendre zèle pour zèle, affection pour « affection. Je n'ajouterai qu'un mot, non comme encourage<< ment, mais comme une preuve anticipée de la reconnaissance <«<que je vous aurai : à partir de ce moment jusqu'à celui où nous << prendrons nos quartiers d'hiver, l'armée touchera double paye. «Allons, comportez-vous en hommes, et n'espérez qu'en Dieu.»> Il engagea alors la bataille et défit l'ennemi complétement. Cette victoire ne lui coûta que quatre-vingt-onze soldats, tant il y avait chez lui de ressources supérieures quand le péril le pressait.

Bientôt après, à Leuthen, il mit en déroute soixante mille Autrichiens avec trente-cinq mille soldats seulement; il fit vingt et un mille prisonniers, prit cent quatre canons et reçut six mille déserteurs. C'était la quatrième bataille rangée qu'il livrait cette année-là

« Jamais peut-être, dit-il lui-même, dans les annales du monde une seule année n'offrit, sur un théâtre aussi étroit, tant d'événements surprenants, de faits glorieux, de catastrophes inattendues et presque miraculeuses. Le roi de Prusse triomphe d'abord; toutes les forces de l'Autriche sont vaincues, ses espérances détruites. En un moment tout change; l'armée autrichienne a réparé ses pertes, elle est victorieuse le roi, défait, abattu, abandonné par ses alliés, entouré d'ennemis, se trouve sur le bord du précipice. Aussitôt il se relève; et l'armée combinée de l'Autriche, de la France et de l'Empire est repoussée. Sur un autre point, quarante mille Hanovriens se sont soumis à un nombre double de Français sans pouvoir stipuler autre chose que de ne pas être prisonniers de guerre, et les Français restent maîtres de tout le pays entre le Weser et l'Elbe; mais tout à coup les Hanovriens reprennent les armes, délivrent leur patrie, et en peu de temps les Français ne se croient pas en sûreté sur la rive droite du Rhin. Durant cette campagne, quatre cent mille hommes combattirent; six batailles rangées furent livrées; trois armées furent détruites. Les Français, réduits à la dernière misère, sont défaits sans combattre; les Russes sont vainqueurs, et s'enfuient comme s'ils étaient vaincus; cinq grandes puissances, après s'être liguées pour réduire un État proportionnellement petit, employèrent toutes leurs forces contre lui, et furent vaincues. »

Les victoires de Frédéric excitèrent un véritable enthousiasme en Angleterre. On voyait partout son portrait; il y cut illumination pour l'anniversaire de sa naissance; Pitt lui fit décréter un subside de sept cent mille livres sterling, par an pour recruter des soldats, et, sur la proposition de Frédéric, il mit à la tête de l'armée destinée à défendre l'Allemagne orientale Ferdinand de Brunswick, en qui l'on vit bientôt un des grands généraux de ce siècle.

Les bons Allemands avaient frémi au spectacle des barbaries commises par ces Français couverts de rubans et qui avaient le visage fardé de rouge. Ils comprenaient que, si Frédéric avait péri, c'en était fait des libertés germaniques et du protestan

tisme. Ils se sentaient fascinés par la sobriété et par le courage de ce roi, qui montrait que la puissance du génie l'emporte sur la force physique et qui luttait victorieusement contre les Français, les Autrichiens et les Russes.

Frédéric, de son côté, était loin d'insulter par son faste à tant de misères, dont la guerre était cause; et sa confiance redoubla lorsqu'il trouva dans le camp de Soubise, à Rosbach', une foule de vivandières, de cuisinières, de comédiens, de perruquiers, de perroquets, de parasols et des caisses d'eau de lavande. Toutefois il avouait devoir plutôt ses heureux succès aux fautes de ses ennemis qu'à sa propre habileté. « La méthode que j'ai employée ne s'est trouvée bonne que par les fautes de mes ennemis, par leur lenteur, qui a secondé mon activité, par leur indolence à ne jamais profiter de l'occasion. Elle ne saurait être proposée pour modèle; la loi impérieuse de la nécessité m'a obligé de donner beaucoup au hasard. La conduite d'un pilote qui se livre aux caprices du vent plus qu'aux indications de la boussole ne doit jamais servir de règle. Il est question de se faire une juste idée du système que les Autrichiens suivent dans cette guerre. Je m'attache à eux, comme à ceux de nos ennemis qui ont mis le plus d'art et de perfection dans ce métier. Je passe sous silence les Français, quoiqu'ils soient avisés et entendus, parce que leur inconséquence et leur légèreté d'esprit renversent d'un jour à l'autre ce que leur habileté pourrait leur procurer d'avantages. Pour les Russes, aussi féroces qu'ineptes, ils ne méritent pas qu'on les nomme. Mais si je loue la tactique des Autrichiens, je ne puis que blâmer leurs plans de campagne et leur conduite dans les hautes parties de la guerre. Il n'est pas permis, avec des forces aussi supérieures, avec autand d'alliés que cette puissance tient à sa disposition, d'en tirer un si petit avantage. Je ne saurais assez m'étonner du manque de concert dans les opérations de tant d'armées, qui, si elles faisaient un effort général, écraseraient les troupes prussiennes toutes en même temps. Que de lenteur dans l'exécution de leurs projets? Combien d'occasions n'ont-ils pas laissé échapper! En un mot, que de fautes énormes auxquelles jusqu'à présent nous devons notre salut ! »>

L'Autriche aurait voulu vaincre sans qu'il lui en coutât ni hommes ni argent. Lors d'un armistice, elle ne stipula rien pour ceux qui avaient servi sa cause, et elle les laissa exposés à la vengeance de Frederic, qui rançonna la Franconie et poussa

ses excursions jusqu'à Ratisbonne, ce qui fit accepter sa proposition d'accorder la paix à quiconque retirerait ses troupes. Puis, lorsque les Russes envahirent la partie de ses États qui leur était destinée, Frédéric, faisant trois cent milles en vingtquatre jours, avec quatorze mille hommes, les atteignit sous Custrin et les défit; après quoi il mit en fuite Daun et Laudon, qui portaient le ravage en Saxe.

Mais ses populations étaient épuisées, et ses ennemis resserraient leur alliance. Aussi, l'année suivante, la campagne futelle désastreuse pour lui. Il éprouva à Kunersdorf une déroute complète; et, s'étant sauvé avec peine sur les épaules du capitaine Pritwitz, il écrivit à son ministre : Tout est perdu. Sauvez la famille royale et les archives. Adieu pour toujours! Les Austro-Russes s'avancèrent jusqu'à Berlin, frappant le pays d'énormes contributions et se livrant à un pillage effréné pour assouvir leur vengeance et l'avidité des soldats de Tottleben. Frédéric, réduit à la défensive, ordonna des levées, fit ramasser comme il put du pain, des pommes de terres, des armes. Que le pays soit ruiné, que la jeunesse périsse, pourvu que le royaume soit sauvé!

Il défit Laudon à Liegnitz, et attaqua Daun à Torgau, où il se livra une des batailles les plus sanglantes dont l'histoire fasse mention. Quatre cents pièces de canon y foudroyèrent les Prussiens, et détrusirent leurs fameux grenadiers. Déjà l'on chantait des Te Deum à Vienne, et l'on y déclarait Frédéric déchu de ses fiefs, droits et priviléges, quand on apprit qu'il avait remporté la victoire.

Frédéric, voyant la Russie acharnée à sa perte, suscita contre elle la Porte et le khan des Tartares. Pitt, arbitre du parlement anglais, y fit considérer cette guerre comme nationale et d'un intérêt commercial, ce qui valut au roi de Prusse la continuation des subsides. Comme les hostilités ne s'arrêtèrent pas aux limites de l'Europe, les flottes de la Grande-Bretagne enlevèrent à la France plusieurs de ses possessions sur le Gange, ainsi que Pondichéry et Mahé sur la côte de Malabar; et les Français se trouvèrent ainsi exclus de l'Inde. Ils perdirent en Afrique le fort Saint-Louis du Sénégal, l'île de Gorée et tous leurs établissements sur ce fleuve, où l'or et les esclaves étaient une grande source de richesses. Ils se virent enlever le cap Breton dans l'Amérique, d'où était sorti le prétexte de cette guerre. Puis, après la mémorable bataille de Québec, où périrent les

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deux généraux en chef Montcalm et Wolf, tout le Canada fut pris par les Anglais, et Rodney occupa la Guadeloupe, la Dominique, la Martinique, la Grenade, Saint-Vincent, SainteLucie, Tabago. Chaque nouvelle flotte que la France équipait était capturée et détruite; si bien qu'elle perdit ainsi trente-six vaisseaux de ligne et soixante-quatre frégates. Elle songea à envahir l'Angleterre, et fit de vastes préparatifs en Bretagne, à Dunkerque et dans les ports de Normandie; mais les premiers bâtiments qui sortirent de Toulon furent battus sur la côte de Lagos, et les autres foudroyés à Quiberon.

Le duc de Choiseul, chef du ministère français, était dévoué à madame de Pompadour et à la maison de Lorraine; il résolut d'apporter quelque remède à tant de désastres en rapprochant toutes les branches de la maison de Bourbon. L'Espagne obéissait au pacifique Ferdinand VI, qui, malgré ses contestations avec l'Angleterre, ne pouvait se décider à une alliance avec la France, même au prix de la cession de Majorque. Il avait également refusé de s'allier avec l'Angleterre, bien qu'elle lui offrit Gibraltar et de belles compensations en Amérique. Mais, lorsqu'il eut cessé de vivre, Charles III, qui lui succéda, se montra hostile à la Grande-Bretagne, dans la crainte qu'elle ne Pacte de fa- vînt à s'agrandir encore en écrasant la marine française. Il consentit donc au pacte de famille, par suite duquel on put dire encore qu'il n'y avait plus de Pyrénées. Il fut convenu qu'on se garantirait mutuellement ses possessions, y compris celles du duc de Parme et du roi des Deux-Siciles; les secours à fournir réciproquement furent déterminés. Il fut décidé que les deux branches feraient, en cas de guerre, tous leurs efforts, arrêteraient de concert les traités de paix et partageraient les avantages.

mille.

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Ce traité fut d'abord tenu secret; mais les Anglais, en ayant eu connaissance, se jetèrent sur l'Espagne, et attirèrent le Portugal de leur côté. George II étant mort, Pitt avait été contraint de céder le pouvoir aux torys, mal disposés pour le roi de Prusse. Mais, d'un autre côté, la czarine Élisabeth avait cessé de vivre, et Pierre III, ami personnel de Frédéric et qui déjà avait protesté contre la guerre injuste qu'on lui faisait, suspendit aussitôt les hostilités, et lui restitua tout ce que les Russes avaient occupé. Catherine II, qui succéda à ce prince détrôné violemment, arrêta les secours qu'il destinait à la Prusse; mais elle confirma la paix. La Suède entra aussi en arran

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