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ANS quelques jours seront célébrées, à travers toute la Belgique, des fêtes pour le jubilé du cardinal Mercier. Est-il besoin de dire

de quel cœur la France s'y associera ? Qui de nous ne se souvient du réconfort que nous apportait, aux heures les plus tragiques, l'attitude si noblement apostolique de l'archevêque de Malines, opposant à l'arrogance allemande l'immatériel obstacle de cette force morale, contre laquelle en tout temps la force matérielle a fini par se briser?

Mais le cardinal Mercier n'est pas seulement une des plus grandes figures de la guerre. Depuis qu'une paix incertaine et tourmentée a fail surgir tant de problèmes et si angoissants, il a continué son action bienfaisante et n'a cessé de donner à la France de nouveaux motifs de gratitude. Au cours des trois dernières années, lorsqu'il convoqua sous son toit, pour des entretiens sur l'union des Églises, certaines notabilités de l'Église anglicane et certaines notabilités de l'Église romaine, ce fut à l'Église de France qu'il demanda des théologiens, des érudits, pour conférer avec l'anglicanisme. La grande idée de l'union des Églises, qui obsédait dès le xvn° siècle la pensée d'un Bossuet, semblait ainsi confiée par le cardinal-archevêque de Malines à l'active sollicitude de la pensée religieuse française.

Il y a quelques semaines seulement, le cardinal n'hésitait pas devant un autre acte qui justifiait avec éclat, au nom même de l'équité, au nom même des exigences du droit, la position prise par la France dans la question des réparations. Son beau mandement de carême, qui s'intitulait : « Nos déceptions d'après guerre, confiance quand même, » dénonçait les « atermoiements, les contestations, les chicanes de procédure, la résistance passive,» opposées par l'Allemagne au droit des vainqueurs, et la «< faillite fictive organisée par les vaincus. » Il reprochait éloquemment à l'Allemagne d'avoir refusé à l'Europe et au monde « le geste loyal qui nous eût permis d'aller généreusement à elle, avec des désirs de pardon et d'oubli. >>

Du coup, continuait-il, elle a arrêté net la restauration des pays dévastés, tandis qu'elle, pour n'avoir connu ni les ravages de ses provinces ni la destruction de son industrie, pouvait se remettre sans trêve au travail et reformer en secret des richesses dont, sous des noms fictifs, elle plaçait à l'étranger les dépôts. » Ainsi la voix justicière du prélat, après nous avoir aidés à gagner la guerre, voudrait nous aider à faire respecter, à faire exécuter la paix

A vrai dire, l'admirable rôle, rempli sous nos yeux par le primat de Belgique, a une portée universelle. C'est le même qu'ont tenu, aux époques de violence déchainée, les plus illustres parmi les évêques dont l'histoire a gardé le souvenir. En faisant prévaloir contre un furieux retour de barbarie les « réalités spirituelles, » le cardinal Mercier en a augmenté le prestige et le pouvoir dans le monde.

Toute traduction ou reproduction des travaux de la Revue des Deux Mondes est interdite dans les publications periodiques de la France et de l'Etranger, y compris la Suède, la orvège et la Hollande.

Jen.

Terg.

LE LABYRINTHE

TROISIÈME PARTIE (1)

IX

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'AI retenu la minute précise où ce rien reparut.

Le soir du même jour, Alice et moi étions en tête-à-tête et nous taisions. Tout à coup je m'aperçus du silence, puisque je surveillais mon âme pour arrêter au passage des pensées qui voulaient venir. Je tirai enfin ma montre et regardai l'heure : 10 h. 20... C'est là un geste insignifiant; il marquait la catastrophe; dès que la notion du temps reparaît, le bonheur total a cessé d'être.

Qu'y avait-il eu au juste pour amener pareille révolution? Exactement une clé déplacée : accident banal dans un ménage. Mais il suffit souvent d'un heurt léger pour réveiller la douleur d'une blessure ancienne. Ce que je nommais un rien, en attirant mon attention sur des possibilités, venait de détruire ma sécurité triomphante. Je cessais d'appartenir entièrement à ma bien aimée; désormais une part de mes soucis demeurait pour moi seul.

Prétextant un peu de fatigue, je me levai. Alice s'étonna:
-Serais-tu souffrant?

Je m'efforçai de la rassurer à mesure que je parlais, j'avais conscience que son étonnement avait je ne sais quoi de disproportionné avec l'incident. De telles impressions ne trompent guère; si on dédaigne de s'y arrêter, c'est qu'on redoute de Copyright by Édouard Estaunié, 1924.

(1) Voyez la Revue des 1" et 15 avril,

leur donner une existence concrète, à défaut de laquelle il est plus facile de les négliger.

La nuit s'écoula, remplie d'un sommeil lourd. Au réveil, l'imperceptible gêne de la veille était devenue un tel malaise que je ne me reconnus plus. On eût dit que, placé en équilibre instable à l'extrémité d'une branche, j'appréhendais d'être jeté bas par un coup de vent. Pour me défendre, je tentai de raisonner ma peur; car c'était bien de la peur que j'éprouvais : une peur à la limite de ma conscience, qui, installée au seuil de l'âme, happait au passage mes pensées pour les ramener toutes vers un passé que j'avais cru aboli quand il n'était que momentanément voilé.

Raisonner une peur revient toujours à en scruter l'origine : je m'obligeai donc à regarder la cause de la mienne, c'està-dire le rien.

Quelqu'un récemment avait pénétré dans le débarras la belle affaire! avais-je interdit qu'on y entràt? Mille prétextes d'ailleurs, tous étrangers à mon inquiétude, pouvaient justifier pareille obligation. Allons plus loin supposons qu'Alice ait désiré prendre un livre, il est clair qu'il ne s'agissait point d'un paroissien. Quant à Rosa...

Subitement, je tournai court. Je me moquais bien de Rosa! Une seule chose comptait il ne fallait pas que, par une voie ou une autre, Alice eût découvert que je lui avais menti. Mon mensonge était d'ailleurs une chose morte, je n'en éprouvais aucun remords: en revanche, je n'admettais pas qu'il risquât d'atteindre mon bonheur. Or, tandis que je m'étais cru jusqu'alors en parfaite sécurité, je m'apercevais que j'étais à la merci d'une rencontre fortuite. Je demeurais persuadé que cette rencontre n'avait pas eu lieu, mais la chaîne était renouée : je rentrais dans la crainte.

Étourdi, je me rendis à mon bureau. J'éprouvais à la fois le désir de rester seul et de m'occuper, afin de lutter contre la hantise commençante. Justement, des lettres en retard traînaient sur la table. Résolu à mettre ma correspondance à jour, j'en pris une au hasard, la première qui se trouva sous ma

main.

Elle était de Bourdoin et annonçait que l'instance en réhabilitation de mon père venait de s'ouvrir.

Depuis quarante-huit heures, le but de ma vie semblait

atteint et je n'avais même pas songé à m'en réjouir! Je courbai la tète : j'aurais voulu demander pardon à mon père. On peut donc sacrifier jusqu'à l'honneur pour un idéal, et cet idéal réalisé, n'y plus tenir? Par une incroyable inconséquence, je n'étais tenté que de mesurer le prix dont je risquais de payer ma réussite. De nouveau, une telle onde de peur me détourna de celle-ci que je laissai tomber ma plume et renonçai à féliciter Bourdoin. Puis, sans m'apercevoir que je venais à peine. de m'asseoir, je quittai la place, rejoignis Alice qui travaillait au salon. Mais à peine auprès d'elle, j'eus l'impression qu'ellemême avait un air préoccupé que je ne lui avais pas encore vu. Qu'y a-t-il? demandai-je, pris d'une inquiétude indéfinissable.

Elle parut sortir d'un rêve :

- Rien... c'est mon tour, ce matin, d'être un peu lasse... à peine... comme toi hier soir...

Sans répliquer, j'approchai d'une fenêtre et regardai le parc en battant la vitre d'un doigt impatient. Nous nous retrouvions. dans le tête-à-tête coutumier, et lui aussi était changé!

Alice reprit au bout d'un instant:

Depuis combien de temps ton frère ne t'a-t-il plus écrit? Je répondis sans tourner la tête:

Une quinzaine, environ. Espérons qu'il nous avisera de

son retour... s'il pense encore à nous.

- N'en doute pas!

- Je crains qu'il n'en soit rien.

- Alors c'est moi qui songe beaucoup à lui.

Je me retournai aussitôt, cherchant à comprendre ce que cachait cette phrase imprévue. Alice, de son côté, leva la tête, comme si elle avait attendu mon geste pour s'expliquer.

Je me demande depuis quelque temps, poursuivit-elle, s'il me déteste ou s'il a pris le parti plus simple de m'ignorer. De toutes manières il y a des choses qu'il ne me pardonnera pas. Lesquelles?

Ne crois-tu pas, par exemple, qu'il serait désirable de lui expliquer que je ne suis pour rien dans tes... décisions financières?

Je haussai les épaules.

- Si changé soit-il, André est le désintéressement même. Alice soupira:

Précisément cela donne le droit d'être exigeant pour

les autres.

Puis, se replongeant dans son ouvrage :

Crois-moi; tu ferais sagement de lui donner tes raisons..... les vraies...

Les deux derniers mots, si bas qu'ils eussent été prononcés, 'venaient de tomber sur moi comme une pierre lourde. Quels soupçons ou quelles certitudes recouvraient-ils? Une seconde, je scrutai le visage d'Alice: il avait repris son calme habituel : à peine marquait-il le soulagement qui suit une confidence devant laquelle on a un peu hésité avant de la faire. Non, ma frayeur était sans cause, notre amour toujours sans fissure. Alors je m'approchai, obligeai le visage adoré à regarder le mien. Elle murmura, étonnée de ma violence :

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Des raisons vraies, ne sais-tu pas qu'il n'y en a qu'une... je t'aime!

Et appliquant mes lèvres sur les siennes, il me sembla que j'écartais de nous deux l'impondérable qui nous menaçait. Une fois de plus, la vie allait reprendre, et le bonheur rester!

La journée s'écoula, puis une autre. J'étais convaincu d'avoir jugulé ma peur. Cependant le seul fait de surveiller mes pensées prouvait la fragilité de ma quiétude. Tour à tour anxieux et rassuré, j'étais en réalité dans une période incertaine où se confondaient trop d'émotions contradictoires, et dont il fallait sortir, car très vite elle fût devenue intolérable. Le matin du troisième jour, lorsque pour chercher je ne sais quel objet, j'ouvris le tiroir où reposait la clé du débarras, me serais-je d'ailleurs attardé à interroger des yeux ce morceau de métal si, depuis l'apparition du rien, mon cœur avait cessé de se poser des questions muettes?

Un long moment je restai ainsi agité par le pressentiment que là sans doute gisait la réponse à mes tourments. Je me disais « Fermer une porte est bien; vérifier auparavant qu'on n'enferme personne, rien de mieux pourquoi n'avoir pas aussi recherché quelles traces a laissées le passage de celui ou de celle qui est entré? » Je me disais encore : « Qui m'empêche de faire maintenant ce que je regrette de n'avoir pas fait plus tôt? Aujourd'hui, les mêmes choses sont aux mêmes places. »

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