qu'elle y mit empêcha que ses diverses études n'étendissent la justesse naturelle de fon esprit. Ainsi, quoiqu'elle eût quelques principes de philofophie & de physique, elle ne laissa pas de prendre le goût que son pere avoit pour la médecine empyrique & pour l'alchymie; elle faifoit des élixirs, des teintures, des baumes, des magisteres, elle prétendoit avoir des fecrets. Les charlatans profitant de sa foiblesse s'emparerent d'elle, l'obséderent, la ruinerent, & confumerent au milieu des fourneaux & des drogues fon esprit, ses talens & fes charmes, dont elle eût pu faire les délices des meilleures sociétés. Mais fi de vils fripons abuserent de fon éducation mal dirigée pour obfcurcir les lumieres de fa raison, son excellent cœur fut à l'épreuve & demeura toujours le même : fon caractere aimant & doux, fa sensibilité pour les malheureux, fon inépuisable bonté, fon humeur gaie, ouverte & franche ne s'altérerent jamais; & même aux approches de la vieillesse, dans le sein de l'indigence, des maux, des calamités diverses, la sérénité de sa belle ame lui conserva jusqu'à la fin de sa vie toute la gaîté de ses plus beaux jours. Ses erreurs lui vinrent d'un fond d'activité inépuisable qui vouloit sans cesse de l'occupation. Ce n'étoient pas des intrigues de femmes qu'il lui falloit, c'étoit des entreprises à faire & à diriger. Elle étoit née pour les grandes affaires. A fa place Madame de Longueville n'eût été qu'une tracassiere; à la place de Madame de Longueville elle eût gouverné l'Etat. Ses talens ont été déplacés, & ce qui eût fait sa gloire dans une situation plus élevée a fait sa perte dans celle où elle a vécu. Dans les choses qui étoient à sa portée elle étendoit toujours son plan dans sa tête & voyoit toujours son objet en grand. Cela faisoit qu'employant des moyens proportionnés à ses vues plus qu'à fes forces, elle échouoit par la faute des autres, & fon projet venant à manquer elle étoit ruinée où d'autres n'auroient presque rien perdu. Ce goût des affaires qui lui fit tant de maux, lui fit du moins un grand bien dans son asyle monastique, en l'empêchant de s'y fixer pour le reste de ses jours comme elle en étoit tentée. La vie uniforme & fimple des Religieuses, leur petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvoit flatter un esprit toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de nouveaux systêmes, avoit besoin de liberté pour s'y livrer. Le bon Evêque de Bernex, avec moins d'esprit que François de Sales, lui ressembloit fur bien des points, & Madame de Warens qu'il appelloit sa fille, & qui refsembloit à Madame de Chantal fur beau coup d'autres, eut pu lui ressembler encore dans sa retraite, fi fon goût ne l'eût détournée de l'oisiveté d'un couvent. Ce ne fut point manque de zele si cette aimable femme ne se livra pas aux menues pratiques de dévotion qui sembloit convenir à une nouvelle convertie vivant sous la direction d'un Prélat. Quel qu'eût été le motif de fon changement de religion, elle fut fincere dans celle qu'elle avoit embrassée. Elle a pu se repentir d'avoir commis la faute, mais non pas defirer d'en revenir. Elle n'est pas seulement morte bonne catholique, elle a vécu telle de bonne foi, & j'ose affirmer, moi qui pense avoir lu dans le fond de fon ame, que c'étoit uniquement par averfion pour les fimagrées qu'elle ne faisoit point en public la dévote. Elle avoit une piété trop solide pour affecter de la dévotion. Mais ce n'est pas ici le lieu de m'étendre sur ses principes; j'aurai d'autres occafions d'en parler. Que ceux qui nient la sympathie des ames expliquent, s'ils peuvent, comment de la premiere entrevue, du premier mot, du premier regard, Madame de Warens m'inspira, non-feulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite, & qui ne s'est jamais démentie. Suppo fons que ce que j'ai fenti pour elle fût véritablement de l'amour; ce qui paroîtra tout au moins douteux à qui suivra l'hiftoire de nos liaisons; comment cette paffion fut-elle accompagnée dès sa naiffance des sentimens qu'elle inspire le moins; la paix du cœur, le calme, la férénité, la fécurité, l'assurance? Comment en approchant pour la premiere fois d'une femme aimable, polie, éblouiffante; d'une Dame d'un état supérieur au mien, dont je n'avois jamais abordé la pareille, de celle dont dépendoit mon fort en quelque forte par l'intérêt plus ou moins grand qu'elle y prendroit; comment, dis-je, avec tout cela me trouvai - je à l'instant aussi libre, aussi à mon aise, que si j'eusse été parfaitement für de lui plaire? Comment n'eus-je pas un moment d'embarras de timidité de gêne? Naturellement honteux décontenancé, n'ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle du premier jour, du premier instant les manieres faciles, le langage tendre, le ton familier que j'avois dix ans après, lorsque la plus grande intimité l'eut rendu naturel? A-t-on de l'amour, je ne dis pas fans defirs, j'en avois; mais fans inquiétude sans jaloufie? Ne veut-on pas au moins apprendre de l'objet qu'on aime si l'on est aimé C'est une question qu'il ne m'est pas plus venue dans l'esprit de lui faire une fois en ma vie, que de me demander à moi-même si je m'aimois, & jamais elle n'a été plus curieuse avec moi. Il y eut certainement quelque chose de fingulier dans mes fentimens pour cette charmante femme, & l'on y trouvera dans la suite des bizarreries auxquelles on ne s'attend pas. |