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parloit presque aussi bien que lui, de plus, parfaitement honnête homme, mais dont la littérature déplacée n'aboutit qu'à faire un de ses fils comédien.

Ces Meffieurs virent Madame de Warens, & fe contenterent de pleurer mon fort avec elle, au lieu de me fuivre & de m'atteindre, comme ils l'auroient pu facilement, étant à cheval & moi à pied. La même chose étoit arrivée à mon oncle Bernard. Il étoit venu à Confignon, & de-là, fachant que j'étois à Annecy, il s'en retourna à Geneve. Il sembloit que mes proches conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui m'attendoit. Mon frere s'étoit perdu par une semblable négligence, & fi bien perdu quơn na jamais su ce qu'il étoit devenu.

Mon pere n'étoit pas seulement un homme d'honneur; c'étoit un homme d'une probité sure & il avoit une de ces ames fortes qui font les grandes vertus. De plus, il étoit bon pere, fur - tout pour moi. Il m'aimoit très - tendrement mais il aimoit aussi ses plaisirs, & d'autres goûts avoient un peu attiédi l'affection paternelle depuis que je vivois loin de

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lui. Il s'étoit remarié à Nion, & quoique sa femme ne fût plus en âge de me donner des freres, elle avoit des parens : cela faifoit une autre famille, d'autres objets, un nouveau ménage, qui ne rappelloit plus si souvent mon souvenir. Mon pere vieillissoit & n'avoit aucun bien pour foutenir sa vieillesse. Nous avions mon frere & moi quelque bien de ma mere dont le revenu devoit appartenir à mon pere durant notre éloignement. Cette idée ne s'offroit pas à lui directement & ne l'empêchoit pas de faire fon devoir, mais elle agissoit fourdement sans qu'il s'en apperçût lui-même, & ralentissoit quelquefois fon zele qu'il eût poussé plus loin fans cela. Voilà, je crois, pourquoi, venu d'abord à Annecy sur mes traces, il ne me suivit pas jusqu'à Chambéri où il étoit moralement fûr de m'atteindre. Voilà pourquoi encore l'étant allé voir souvent depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des caresses dé pere, mais fans grands efforts pour me retenir.

Cette conduite d'un pere dont j'ai fi bien connu la tendresse & la vertu, m'a fait faire des réflexions fur moi-même, qui n'ont pas peu contribué à me maintenir le cœur sain. J'en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d'usage dans la pratique, d'éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts, & qui nous montrent notre bien dans le mal d'autrui: fûr que dans de telles situations, quelque fincere amour de la vertu qu'on y porte, on foiblit tôt ou tard fans s'en appercevoir, & l'on devient injuste & méchant dans le fait, fans avoir cessé d'être juste & bon dans l'ame.

Cette maxime fortement imprimée au fond de mon cœur & mise en pratique, quoiqu'un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m'ont donné l'air le plus bizarre & le plus fou dans le public & fur-tout parmi mes connoiffances. On m'a imputé de vouloir être original & faire autrement que les autres. En vérité je ne songeois gueres à faire ni comme les autres ni autrement qu'eux. Je defirois fincérement de faire ce qui étoit bien. Je me dérobois de toute ma force à des situations qui me donnassent un intérêt contraire à l'intérêt d'un autre homme, & par conféquent un defir secret quoiqu'involontaire du mal de cet homme-là.

Il y a deux ans que Mylord Maréchal me voulut mettre dans son teftament. Je m'y opposai de toute ma force. Je lui marquai que je ne voudrois pour rien au monde me savoir dans le testament de qui que ce fût, & beaucoup moins dans le fien. Il se rendit; maintenant il veut me faire une pension viagere, & je ne m'y oppose pas. On dira que je trouve mon compte à ce changement: cela peut être. Mais ô mon bienfaiteur & mon pere, si j'ai le malheur de vous survivre je fais qu'en vous perdant j'ai tout à perdre, & que je n'ai rien à gagner.

C'est-là, selon moi, la bonne philosophie, la seule vraiment assortie au cœur humain. Je me pénetre chaque jour davantage de fa profonde solidité, & je l'ai retournée de différentes manieres dans tous mes derniers écrits; mais le public qui est frivole ne l'y a pas su remarquer. Si je survis assez à cette entreprise consommée pour en reprendre une autre, je me propose de donner dans la suite de l'Emile

mile un exemple fi charmant & fi frappant de cette même maxime que mon lecteur soit forcé d'y faire attention. Mais c'est assez de réflexions pour un voyageur; il est tems de reprendre ma route.

Je la fis plus agréablement que je n'aurois dû m'y attendre, & mon manan ne fut pas fi bourru qu'il en avoit l'air. C'étoit un homme entre deux âges, portant en queue ses cheveux noirs grifonnans; l'air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant bien, mangeant mieux, & qui faifoit toute forte de métiers faute d'en favoir aucun. Il avoit proposé, je crois, d'établir à Annecy, je ne fais quelle manufacture. Madame de Warens n'avoit pas manqué de donner dans le projet, & c'étoit pour tâcher de le faire agréer au Miniftre, qu'il faisoit, bien défrayé, le voyage de Turin. Notre homme avoit le talent d'intriguer en se fourrant toujours avec les prêtres, &, faisant l'empressé pour les fervir, il avoit pris à leur école un certain jargon dévot dont il usoit fans cesse, se pi quant d'être un grand prédicateur. Il favoit même un passage latin de la bible, & c'étoit comme s'il en avoit fu mille, parce Mémoires. Tome I.

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