me fauva. Au moment où j'écris ceci elle eft encore en vie, foignant à l'âge de quatre-vingts ans un mari plus jeune qu'elle, mais ufé par la boiffon. Chere tante, je vous pardonne de m'avoir fait vivre, & je m'afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres foins que vous m'avez prodigués au commencement des miens. J'ai auffi ma mie Jaqueline encore vivante, faine & robufte. Les mains qui m'ouvrirent les yeux à ma naiffance pourront me les fermer à ma mort. Je fentis avant de penfer; c'est le fort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou fix ans je ne fais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes premieres lectures & de leur effet fur moi: c'eft le tems d'où je date fans interruption la confcience de moi-même. Ma mer avoit laiffé des Romans. Nous nous mîmes à les lire après foupé, mon pere & moi. Il n'étoit queftion d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amufans; mais bientôt l'intérêt devint fi vif que nous lifions tour-à-tour fans relâche, & paffions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume. Quelquefois mon pere, entendant le matin les hirondelles, difoit tout honteux allons nous coucher, je fuis plus enfant que toi. : , En peu de tems j'acquis par cette dangereuse méthode non- feulement une extrême facilité à lire & à m'entendre mais une intelligence unique à mon âge fur les paffions. Je n'avois aucune idée des chofes, que tous les fentimens m'étoient déjà connus. Je n'avois rien conçu ; j'avois tout fenti. Ces émotions confuses que j'éprouvai coup fur coup n'altéroient point la raison que je n'avois pas encore; mais elles m'en formerent une d'une autre trempe, & me donnerent de la vie humaine des notions bizarres & romanefques, dont l'expérience & la réflexion 'ont jamais bien pu me guérir. Les Romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver fuivant ce fut autre chofe. La bibliothèque de ma mere épuifée, on eut recours à la portion de celle de fon pere qui nous étoit échue. Heureusement il s'y trouva de bons livres; & cela ne pouvoit gueres être autrement; cette biblio théque ayant été formée par un Ministre, à la vérité, & favant même; car c'étoit la mode alors, mais homme de goût & d'efprit. L'histoire de l'Eglife & de l'Empire par Le Sueur, le difcours de Boffuet fur l'histoire univerfelle, les hommes illuftres de Plutarque, l'histoire de Venise par Nani, les métamorphofes d'Ovide, La Bruyere, les mondes de Fontenelle, fes Dialogues des morts, & quelques tomes de Moliere, furent tranfportés dans le ca binet de mon pere, & je les lui lifois tous les jours durant fon travail. J'y pris un goût rare & peut-être unique à cet âge. Plutarque, fur-tout, devint ma lecture favorite. Le plaifir que je prenois à le relire fans ceffe me guérit un peu des Romans, & je préférai bientôt Agefilas, Brutus, Aristide, à Orondate, Artamene & Juba. De ces intéreffantes lectures, des entretiens qu'elles occafionnoient entre mon pere & moi fe forma cet efprit libre & républicain, ce caractere indemptable & fier, impatient de joug & de fervitude qui m'a tourmenté tout le tems de ma vie dans les fituations les moins propres à lui donner l'effor. Sans ceffe occupé de Rome & d'Athenes; vivant, pour ainsi dire, avec leurs grands hommes, né moimême Citoyen d'une république, & fils d'un pere dont l'amour de la patrie étoit la plus forte paffion, je m'en enflammois à fon exemple; je me croyois Grec ou Romain; je devenois le perfonnage dont je lifois la vie : le récit des traits de conftance & d'intrépidité qui m'avoient frappé me rendoit les yeux étincelans & la voix forte. Un jour que je racontois à table l'aventure de Scevola, on fut effrayé de me voir avancer & tenir la main fur un réchaud pour représenter fon action. J'avois un frere plus âgé que moi de fept ans. Il apprenoit la profeffion de mon pere. L'extrême affection qu'on avoit pour moi le faifoit un peu négliger, & ce n'eft pas cela que j'approuve. Son éducation se fentit de cette négligence. Il prit le train du libertinage, même avant l'âge d'être un vrai libertin. On le mit chez un autre maître, d'où il faifoit des efcapades, comme il en avoit fait de la maifon paternelle. Je ne le voyois prefque point: à peine puis-je dire avoir fait connoiffance avec lui: mais je ne laiffois pas de l'aimer ten drement, & il m'aimoit, autant qu'un poliffon peut aimer quelque chofe. Je me fouviens qu'une fois que mon pere le châtioit rudement & avec colere, je me jettai impétueusement entre deux l'embraffant étroitement. Je le couvris ainfi de mon corps recevant les coups qui lui étoient portés, & je m'obftinai fi bien dans cette attitude qu'il fallut enfin que mon pere lui fît grace, foit défarmé par mes cris & mes larmes, foit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frere tourna fi mal qu'il s'enfuit & disparut tout-àfait. Quelque tems après on fut qu'il étoit en Allemagne. Il n'écrivit pas une feule fois. On n'a plus eu de fes nouvelles depuis ce tems-là, & voilà comment je fuis demeuré fils unique. Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n'en fut pas ainfi de fon frere, & les enfans des Rois ne fauroient être foignés avec plus de zele que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce qui m'environnoit, & toujours, ce qui eft bien plus rare, traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une feule fois, jufqu'à ma fortie de la maison |