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mon goût, l'eût été bien plus dans le tête à-tête. Mais elle ne la pouffoit pas jufques-là, ou du moins ce n'étoit pas de la même maniere. Soit qu'elle me trouvât trop jeune, foit qu'elle ne fût point faire les avances, foit qu'elle voulût férieusement être fage, elle avoit alors une forte de réserve qui n'étoit pas repouffante, mais qui m'intimidoit fans que je fuffe pourquoi. Quoique je ne me fentiffe pas pour elle ce refpect auffi vrai que tendre que j'avois pour Madame de Warens, je me fentois plus de crainte & bien moins de familiarité. J'étois embarraffé, tremblant je n'ofois la regarder, je n'ofois refpirer auprès d'elle; cependant je craignois plus que la mort de m'en éloigner. Je dévorois d'un oeil avide tout ce que je pouvois regarder fans être apperçu : les fleurs de fa robe, le bout de fon joli pied, l'intervalle d'un bras ferme & blanc qui paroiffoit entre fon gant & fa manchette, & celui qui fe faifoit quelquefois entre fon tour de gorge & fon mouchoir. Chaque objet ajoutoit à l'impreffion des autres. A force de regarder ce que je pouvois voir & même au-delà, mes yeux fe trou

bloient,

bloient, ma poitrine s'oppreffoit, ma refpiration d'inftant en inftant plus embar raffée me donnoit beaucoup de peine à gouverner, & tout ce que je pouvois faire étoit de filer fans bruit des foupirs fort incommodes dans le filence où nous étions affez fouvent. Heureufement Madame Ba file occupée à fon ouvrage, ne s'en appercevoit pas à ce qu'il me fembloit. Ce pendant je voyois quelquefois par une forte de fympathie fon fichu fe renfler affez fréquemment. Ce dangereux fpectacle achevoit de me perdre, & quand j'étois prêt à céder à mon transport, elle m'adreffoit quelque mot d'un ton tranquille qui me faifoit rentrer en moi même à l'inftant.

Je la vis plufieurs fois feule de cette maniere, fans que jamais un mot, un gefte, un regard même trop expreflif mar quât entre nous la moindre intelligence. Cet état, très-tourmentant pour moi, faifoit cependant mes délices, & à peine dans la fimplicité de mon cœur pouvois – je imaginer pourquoi j'étois fi tourmenté. Il paroiffoit que ces petits têtes-à-tête ne lui déplaifoient pas non plus du moins elle Mémoires, Tome I,

K

en rendoit les occafions affez fréquentes; foin bien gratuit affurément de fa part pour Pufage qu'elle en faifoit, & qu'elle m'en laiffoit faire.

Un jour qu'ennuyée des fots colloques du commis, elle avoit monté dans fa chambre, je me hâtai dans l'arriere - boutique où j'étois d'achever ma petite tâche & je la fuivis. Sa chambre étoit entr'ouverte ; j'y entrai fans être apperçu. Elle brodoit près d'une fenêtre ayant en face le côté de la chambre oppofé à la porte. Elle ne pouvoit me voir entrer, ni m'entendre, à caufe du bruit que des chariots faifoient dans la rue. Elle fe mettoit toujours bien: ce jour-là fa parure approchoit de la coquetterie. Son attitude étoit gracieuse, sa tête un peu baiffée laiffoit voir la blancheur de fon cou, fes cheveux relevés avec élégance étoient ornés de fleurs. Il régnoit dans toute fa figure un charme que j'eus le tems de confidérer, & qui me mit hors de moi. Je me jettai à genoux à l'entrée de la chambre en tendant les bras vers elle d'un mouvement paffionné, bien für qu'elle ne pouvoit m'entendre, & ne penfant pas qu'elle pût me voir: mais il y

avoit à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne fais quel effet ce transport fit fur elle; elle ne me regarda point, ne me parla point; mais tournant à demi la tête d'un fimple mouvement de doigt elle me montra la natte à fes pieds. Treffaillir pouffer un cri, m'élancer à la place qu'elle m'avoit marquée ne fut pour moi qu'une même chose: mais ce qu'on auroit peine à croire eft que dans cet état je n'ofai rien entreprendre au-delà, ni dire un seul mot, ni lever les yeux fur elle, ni la toucher même dans une attitude auffi contrainte pour m'appuyer un inftant fur fes genoux. J'étois muet, immobile; mais non pas tranquille affurément : tout marquoit en moi l'agitation, la joie, la reconnoiffance, les ardens defirs incertains dans leur objet, & contenus par la frayeur de déplaire fur laquelle mon jeune coeur ne pouvoit fe raffurer.

Elle ne paroiffoit ni plus tranquille ni moins timide que moi. Troublée de me voir là, interdite de m'y avoir attiré, & commençant à fentir toute la conféquence d'un figne parti fans doute avant la réflexion, elle ne m'accueilloit ni ne me repouf

foit; elle n'ôtoit pas les yeux de deffus fon ouvrage; elle tâchoit de faire comme fi elle ne m'eût pas vu à fes pieds, mais toute ma bêtife ne m'empêchoit pas de juger qu'elle partageoit mon embarras, peut-être mes defirs, & qu'elle étoit retenue par une honte femblable à la mienne, fans que cela me donnât la force de la furmonter. Cinq ou fix ans qu'elle avoit de plus que moi, devoient, felon moi, mettre de fon côté toute la hardieffe, & je me difois que puifqu'elle ne faifoit rien. pour exciter la mienne elle ne vouloit pas que j'en euffe. Même encore aujourd'hui je trouve que je penfois jufte, & furement elle avoit trop d'efprit pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avoit befoin, non-feulement d'être encouragé, mais d'être inftruit.

Je ne fais comment eût fini cette scene vive & muette, ni combien de tems j'au rois demeuré immobile dans cet état ridicule & délicieux, fi nous n'euffions été interrompus. Au plus fort de mes agitations, j'entendis ouvrir la porte de la cuifine qui touchoit la chambre où nous étions, & Madame Bafile alarmée me dit

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