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auprès de sa sœur à gorge déployée; car
le rire de M. Lambercier s'entendoit de
loin; & ce qu'il y eut de plus étonnant
encore, c'est que, passé le premier saisif-
sement, nous ne fûmes pas nous-mêmes
fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un
autre arbre, & nous nous rappellions fou-
vent la catastrophe du premier, en répé-
tant entre nous avec emphase; un aque-
duc, un aqueduc! Jusques-là j'avois eu
des accès d'orgueil par intervalles quand
j'étois Ariftide ou Brutus. Ce fut ici mon
premier mouvement de vanité bien mar-
quée. Avoir pu construire un aqueduc de
nos mains, avoir mis une bouture en con-
currence avec un grand arbre me paroif-
foit le suprême degré de la gloire. A dix ans
j'en jugeois mieux que César à trente.

L'idée de ce noyer & la petite histoire
qui s'y rapporte m'est si bien reftée ou
revenue, qu'un de mes plus agréables
projets dans mon voyage de Geneve en
1754, étoit d'aller à Bossey revoir les
monumens des jeux de mon enfance, &
fur-tout le cher noyer qui devoit alors
avoir déjà le tiers d'un fiecle. Je fus fi
continuellement obfédé, si peu maître de

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moi-même, que je ne pus trouver le moment de me fatisfaire. Il y a peu d'apparence que cette occasion renaisse jamais pour moi. Cependant je n'en ai pas perdu le defir avec l'espérance; & je suis presque sûr, que si jamais, retournant dans ces lieux chéris j'y retrouvois mon cher noyer encore en être, je l'arroferois de mes pleurs.

De retour à Geneve, je passai deux ou trois ans chez mon oncle en attendant qu'on résolût ce que l'on feroit de moi. Comme il destinoit son fils au génie, il lui fit apprendre un peu de dessein & lui enseignoit les élémens d'Euclide. J'apprenois tout cela par compagnie, & j'y pris goût, sur - tout au dessein. Cependant on délibéroit si l'on me feroit horloger, procureur ou ministre. J'aimois mieux être ministre, car je trouvois bien beau de prêcher. Mais le petit revenu du bien de ma mere, à partager entre mon frere & moi, ne suffisoit pas pour poufser mes études. Comme l'âge où j'étois ne rendoit pas ce choix bien pressant encore, je restois en attendant chez mon oncle, perdant à peu près mon tems, &

ne laissant pas de payer, comme il étoit juste, une assez forte pension.

Mon oncle, homme de plaisir, ainsi que mon pere, ne savoit pas comme lui se captiver pour ses devoirs, & prenoit assez peu de soin de nous. Ma tante étoit une dévote un peu piétiste, qui aimoit mieux chanter les pseaumes que veiller à notre éducation. On nous laissoit presque une liberté entiere dont nous n'abufâmes jamais. Toujours inséparables, nous nous suffifions l'un à l'autre, & n'étant point tentés de fréquenter les polissons de notre âge, nous ne prîmes aucune des habitudes libertines que l'oisiveté nous pouvoit inspirer. J'ai même tort de nous supposer oififs, car de la vie nous ne le fûmes moins, & ce qu'il y avoit d'heureux étoit que tous les amusemens dont nous nous passionnions successivement nous tenoient ensemble occupés dans la maison, sans que nous fussions même tentés de descendre à la rue. Nous faisions des cages, des flûtes, des volans, des tambours, des maisons, des équiffles, des arbaletes. Nous gâtions les outils de mon bon vieux grand pere, pour faire des montres à fon imis tation. Nous avions sur-tout un goût de préférence, pour barbouiller du papier, dessiner, laver, enluminer, faire un dégât de couleurs. Il vint à Geneve un charlatan Italien, appellé Gamba-corta; nous allâmes le voir une fois, & puis nous n'y voulûmes plus aller: mais il avoit des marionettes, & nous nous mîmes à faire des marionettes ; ses marionettes jouoient des manieres de comédies, & nous fîmes des comédies pour les nôtres. Faute de pratiques nous contrefaisions du gofier la voix de polichinelle, pour jouer ces charmantes comédies que nos pauvres bons parens avoient la patience de voir & d'entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la famille un très- beau fermon de fa façon, nous quittâmes les comédies, & nous nous mêmes à composer des fermons. Ces détails ne font pas fort intéressans, je l'avoue; mais ils montrent à quel point il falloit que notre premiere éducation eût été bien dirigée pour que, maîtres presque de notre tems & de nous dans un âge si tendre, nous fuffions si peu tentés d'en abuser. Nous avions si peu besoin de nous faire des camarades, que nous en négligions même l'occafioni Quand nous allions nous promener nous regardions en passant leurs jeux fans convoitise, sans songer même à y prendre part. L'amitié remplissoit fi bien nos cœurs, qu'il nous suffisoit d'être ensemble, pour que les plus fimples goûts fissent nos délices.

A force de nous voir inféparables on y prit garde; d'autant plus que mon coufin étant très-grand & moi très-petit, cela faifoit un couple assez plaisamment assorti. Sa longue figure effilée, son petit visage de pomme cuite, son air mou, sa démarche nonchalante excitoient les enfans à se moquer de lui. Dans le patois du pays on lui donna le furnom de Barná Bredanna, & si-tôt que nous sortions nous n'entendions que Barná Bredanna tout autour de nous. Il enduroit cela plus tranquillement que moi. Je me fachai, je voulus me battre; c'étoit ce que les petits coquins demandoient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre cousin me foutenoit de son mieux; mais il étoit foible, d'un coup de poing on le renversoit. Alors je devenois furieux. Cependant quoique j'attrapasse force horions,

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