dans les combats qu'il a livrés au sensualisme de son temps, que Kant s'est montré grand, et, pour ainsi dire, le digne frère d'armes de Klopstock. Lorsque de toutes parts il n'était question, en France, en Angleterre, en Italie, que de plaisir, d'intérêt et de bonheur, une voix s'éleva de Koenigsberg pour rappeler l'âme humaine au sentiment de sa dignité, et enseigner aux individus et aux nations qu'audessus des attraits du plaisir et des calculs de l'intérêt, il y a quelque chose encore, une règle, une loi, obligatoire en tout temps et en tout lieu et dans toutes les conditions sociales ou privées, la loi du devoir. L'idée du devoir est le centre de la morale de Kant, et sa morale est le centre de sa philosophie. Les doutes que soulève une métaphysique hardie, la morale les résout, et sa lumière éclaire à la fois et la théodicée et la politique. S'il y a dans l'homme l'idée d'une loi supérieure à la passion et à l'intérêt, ou l'existence de l'homme est une contradiction et un problème insoluble, ou bien il faut que l'homme puisse accomplir la loi qui lui est imposée; si l'homme doit, il faut qu'il puisse, et le devoir implique la liberté. D'un autre côté, si le devoir est supérieur au bonheur, il faut dans certains cas extrêmes sacrifier le bonheur au devoir. Et pourtant il y a entre eux une harmonie éternelle, qui peut être momentanément troublée, mais que la raison établit et qu'elle impose pour ainsi dire à l'existence et à son auteur. Il faut donc qu'il y ait un Dieu, supérieur à toutes les causes secondaires, pour faire régner quelque part l'harmonie de la vertu et du bonheur: de là Dieu et une autre vie. Enfin, l'idée du devoir implique aussi l'idée du droit : mon devoir envers vous est INTRODUCTION 19 PREMIÈRE LEÇON. votre droit sur moi, comme vos devoirs envers moi sont mes droits sur vous de là encore une morale sociale, un droit naturel, une philosophie politique, bien différente et de la politique effrénée de la passion et de la politique tortueuse de l'intérêt. Tels sont, en quelques mots, les traits généraux du nouveau système que Kant a donné à l'Allemagne, et l'Allemagne à l'Europe. Vous y reconnaissez tout d'abord une incontestable ressemblance avec la sage et noble philosophie que l'été dernier nous avons étudiće ensemble. Nous pouvons même dire, sans être injuste envers la philosophie écossaise, que, dans le même ordre de sentiments et de pensées, la philosophie de Kant a peut-être une plus grande force spéculative, qu'elle paye, il est vrai, par un plus grand nombre d'erreurs, soit dans les procédés qu'elle emploie, soit dans les conclusions auxquelles elle arrive. Reid et Kant, nous aimons à vous le répéter', sont des génies de la même famille, comme du même siècle, à la fois différents et semblables dans la trempe de leur esprit et de leur âme, et dans leur entreprise générale. Nos leçons de cette année se rattachent donc par d'étroits liens à celles de l'an passé. En Écosse, le premier degré du spiritualisme du dix-huitième siècle; en Allemagne son plus hardi développement. Le temps est venu d'essayer enfin de voir clair dans cette philosophie de Kant, à la fois si célèbre et à peu près inconnue, qui, née dans la seconde moitié de l'au 1 PHILOSOPHIE ÉCOSSAISE, fin de la vie leçon, surtout l'Avertissement. tre siècle, remplit le nôtre de sa renommée, de ses développements les plus divers, et de ses luttes non encore achevées. Nous aurons besoin de toute votre patience dans l'étude laborieuse de monuments, obscurs en eux-mêmes, écrits dans une langue étrangère, et dont il n'existe aucune traduction française. C'est la première fois, dans une chaire publique en France, qu'on ait tenté d'exposer la philosophie de Kant; heureusement nous ne serons pas entièrement dépouvus de guides, et nous vous donnonsici la liste des ouvrages que vous pourrez consulter utilement. Charles de Villers, émigré français, réfugié en Allemagne, et devenu professeur de philosophie à Goettingen, a publié, en 1801, à Metz, un ouvrage sur la philosophie de Kant, qui contient deux parties, l'une remplie de généralités un peu vagues, l'autre une analyse brève et sèche de la nouvelle doctrine. L'auteur a beaucoup d'esprit, de l'élévation dans la pensée, de nobles desseins; mais son sujet se perd au milieu de déclamations perpétuelles. M. de Gérando, dans son Histoire comparée des systèmes de philosophie, relativement aux principes des connaissances humaines, 3 volumes, Paris, 1804, a fait une place au système de Kant, et en a donné une esquisse déjà bien supérieure à celle de M. de Villers. Madame de Staël, dans son beau livre de l'Allemagne, a consacré à la philosophie de Kant un chapitre où devinant, à l'aide de sa merveilleuse intelligence, ce qu'elle n'avait évidemment ni étudié ni même lu, cette femme extraordinaire nous a donné, non pas une exposition régulière de la doctrine de Kant, mais un brillant reflet de l'esprit général de cette doctrine. Si ce chapitre ne fournit pas de bien sûres lumières, il communique du moins, ce qui vaut mieux peut-être au début d'une pareille étude, une vive curiosité et une impulsion puissante vers la nouvelle philosophie qu'il s'agit maintenant de vous faire connaître d'une manière approfondie. Un philosophe et un poëte hollandais, Kinker, avait publié un Essai d'une exposition succincte de la Critique de la Raison pure. Cet essai a été traduit en français en 1801, et il a fourni à M. de Tracy la matière d'observations insérées dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques (De la Métaphysique de Kant, ou Observations sur un ouvrage intitulé Essai d'une exposition succincte, etc., etc., t. IV, p. 544). Vous ne lirez pas sans fruit cet essai, parfaitement exact dans sa brièveté, et le mémoire auquel il a donné lieu. Terminons ces indications par celle de l'article Kant, dans la Biographie universelle, article que nous devons à la plume savante de M. Stapfer, et qui donne surtout une idée vraie du caractère moral de la doctrine du philosophe de Koenigsberg. DEUXIÈME LEÇON LES DEUX PRÉFACES. Critique de la raison pure. Importance des deux Préfaces et de l'Introduction. Le sujet de cette leçon est l'analyse des deux préfaces. État de la philosophie au dix-huitième siècle. Indifférence en métaphysique: cause de cette indifférence. Kant oppose l'état des mathématiques, de la logique et de la haute physique à celui de la métaphysique; et, recherchant le principe auquel les premières doivent leurs progrès, il propose d'appliquer ce principe à la dernière. Qu'il faut fonder la métaphysique sur une analyse des lois de la raison, abstraction faite de leurs applications et de leurs objets. L'analyse de la raison en elle-même, de sa portée légitime et de ses limites, est la Critique de la raison pure. Nous ne venons pas vous présenter un résumé de la philosophie de Kant, tiré de ses différents ouvrages mis à contribution et comme recomposés pour servir à une exposition nouvelle. Nous voulons vous faire connaître cette grande philosophie plus sincèrement à la fois et plus profondément. Le plus qu'il nous sera possible, nous laisserons Kant s'expliquer lui-même; nous analyserons successivement les divers monuments célèbres qui présentent son système entier sous ses différentes faces d'abord la Critique de la raison pure, qui contient sa métaphysique, puis la Critique de la raison pure pratique, qui contient sa morale; enfin deux ou trois autres écrits qui développent la Critique de la raison pure pratique, et transportent les principes généraux de la morale : |