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Copyright 1926

by Max Leclerc and H. Bourrelier, proprietors of Librairie Armand Colin.

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INTRODUCTION

A la mort de Louis XIV, le français, devenu depuis longtemps la langue du Roi, de l'État, de la loi, de la Cour, de la bonne société, des Académies, des lettres, pouvait paraître la langue de la France; il ne l'était pas encore. A Paris même, il lui restait des conquêtes à faire, il n'avait pas converti et attiré à lui tous les lettrés, il commençait seulement à s'imposer à la considération des professeurs et des étudiants et à leur paraître digne de leur rang et de leur science. Pis que cela, sitôt qu'on s'éloignait de la région de France où il s'était formé, le peuple des campagnes et même des petites villes l'ignorait ou l'entendait tout au plus, sans le parler. Alors qu'il conquérait l'Europe, presque d'un élan, il gagnait péniblement la · France, province par province. Il lui restait dans le royaume des concurrents, et presque, à certains endroits, des rivaux le latin vaincu, mais non évincé, la foule des patois et des langues hétérogènes, allemand, flamand, breton, basque. L'Ancien Régime finit avant que le français fût maître incontesté de tout le territoire, avant même qu'il eût été établi officiellement dans son rôle de langue souveraine.

Toutefois de grands changements avaient eu lieu, tous à son avantage. Nous ne les remarquons pas, parce que l'éclat de la Cour sous le « grand Roi » donne à ceux qui la contemplent une sorte d'éblouissement qui rend leurs yeux à peu près incapables d'apercevoir les réalités, assez misérables, du reste du royaume. On parlait si bien à Versailles qu'il semble qu'on ait dû parler ainsi partout, et nous oublions qu'il fallait un interprète à Marseille, ou que Racine en voyage était incapable de se faire apporter un vase de nuit.

Louis XIV ne s'inquiétait guère d'ailleurs qu'à quelques lieues de Paris on le haranguât en patois picard. Jamais ses successeurs ne prêtèrent la moindre attention à un détail de si peu d'importance Histoire de la langue française. VII.

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qui ne diminuait en rien la soumission des sujets ni les forces de la monarchie. Personne de ceux qui administrèrent au XVIe siècle n'imagina qu'il y eût un intérêt moral à unir les Français dans la langue du Roi. On en parlait bien dans quelques formules d'Ordonnances, mais c'était une phrase de style et qui ne tirait pas à conséquence. Aucune des instructions données aux agents locaux ne leur indiqua qu'il y eût là une volonté à exécuter ni même un désir à réaliser. Il faut dire que l'Église qui, elle, avait sa langue, et qui y tenait, ne mit guère plus de méthode à la défendre. La question de langue n'existait pas aux yeux des maîtres d'alors. Il en résulta que les choses, faute d'être dirigées, allèrent librement leur train, plus vite ici, plus lentement là, au hasard des poussées et des

résistances.

De même qu'on ne s'inquiétait guère de changer les langages, on ne se mettait pas en peine de situer ou de limiter leur domaine. De sorte qu'il existe fort peu de témoignages directs de l'état linguistique du royaume. Il n'y a eu aucune enquête officielle et générale, aucune demande de renseignements comme il eût pu en être adressé aux intendants et comme on en adressera plus tard aux préfets. C'est un particulier, Grégoire, qui, dans les premières années de la Révolution, a eu l'idée d'interroger par une circulaire ceux qu'il croyait capables de le renseigner à ce sujet. Les réponses qu'il a reçues, si peu nombreux et si incomplets que soient les renseignements qu'elles contiennent, ont pour nous un prix considérable; on les trouvera citées souvent non seulement dans la partie de cette étude qui concerne la Révolution, mais dans celle-ci, car je me suis cru autorisé par la marche générale des changements linguistiques, ordinairement si lents, à considérer qu'un état décrit en 1791 ne devait pas différer sensiblement de l'état qu'on eût pu constater deux et même dix années auparavant.

En l'absence de renseignements directs et spéciaux, force m'était de me tourner ailleurs. J'ai donc examiné un à un les événements de la vie littéraire, scientifique, administrative, économique, qui avaient pu agir sur les parlers. Il m'apparaît aujourd'hui clairement que les divers faits de la vie des langues, même ceux de leur vie intérieure, s'expliquent par la vie des peuples, des groupes sociaux, des individus, à plus forte raison avais-je des motifs de croire que je trouverais là et des indices de la propagation du français en France et les causes de ce phénomène. Mon lecteur jugera si mon attente a été trompée, et il s'étonnera peut-être moins de trouver ici retracés à grands traits des faits qui semblent au premier abord étrangers à cette histoire : développement de l'industrie,

construction des routes, etc. Assurément l'histoire des collèges tient de plus près à l'histoire de la langue que l'histoire de la poste aux lettres. La différence toutefois est peut-être moins grande qu'il en semble. Or il n'y avait point d'organisation sérieuse de la poste à tenter avant qu'on eût régularisé le service des diligences, et comment celles-ci eussent-elles pu rouler sur les chemins que le règne de Louis XIV avait laissés? Les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont sans doute plus et mieux servi la langue que bien des Académiciens.

Il va sans dire qu'obligé de me créer de toutes pièces une méthode pour cette philologie sociologique, je ne me flatte pas de l'avoir portée à la perfection. Je confesse aussi bien volontiers que je ne sais pas tout de la vie de chaque ville et village de France au xvII° siècle. Les historiens, le jour où ils voudront s'occuper de mon sujet, feront sans peine mieux que moi.

Le souci de mettre de la clarté dans l'exposé m'obligeait à mettre de l'ordre, trop d'ordre dans la masse des faits recueillis. Je me suis longtemps demandé si je pousserais jusqu'à étudier d'une part les faits qui ont pu servir le français dans sa lutte contre le latin, de l'autre les faits qui lui ont permis de prévaloir sur les patois. Ce plan avait quelque chose de séduisant, mais il m'obligeait à séparer des résultats qui dans une foule de cas devaient être rapportés à une même cause. Une librairie, le jour où elle vendait un livre. français au lieu d'un livre latin, agissait dans un premier sens; le jour où elle débitait des almanachs à des paysans venus à la foire, elle agissait dans un autre sens. Par quel artifice diviser une action qui variait ainsi, au hasard de la clientèle?

Une autre difficulté venait de ce qu'il est impossible de séparer les causes des effets. Un savant écrit en français, c'est que le latin n'est plus assez généralement lu dans le monde auquel il s'adresse, mais son livre contribue à répandre le français et, s'il marque, à le consacrer. Même observation pour l'enseignement. Le français pénètre dans les collèges, il y est introduit par une pression du dehors, mais cette admission dans les classes lui donne une force nouvelle.

Le mieux m'a donc semblé être de diviser simplement ce tableau en chapitres correspondant aux diverses formes de la vie que j'étudie.

Malheureusement je suis ainsi obligé de traiter d'ensemble des questions que la vérité historique voudrait qu'on étudiât séparément non seulement dans chaque région, mais dans chacune de ces subdivisions qui, en entrecroisant leurs différentes limites, font de

l'ancienne France un chaos administratif. Dans ce royaume uni, mais rapiécé, la vie locale était intense, toutefois elle présentait rarement à plusieurs endroits les mêmes formes. Et le langage s'en ressentait. Un village groupé où l'on bavarde à la fontaine ou en d'autres lieux de réunion se conquiert plus vite que le village éparpillé en hameaux et en fermes écartées.

L'action de chacune des forces naturelles qui ont propagé le français s'est exercée différemment suivant les milieux et les gens, leurs caractères et leurs goûts. C'est là ce qui en a réglé les modalités et limité la puissance. Je ne voudrais pas paraitre avoir oublié cette vérité essentielle que les travaux de mes successeurs, moins obligés à systématiser, mettront sans doute en lumière. Du moins ai-je traité séparément de quelques provinces, auxquelles des causes particulières ont conservé jusqu'à la Révolution une situation linguistique bien distincte.

Je n'aurais jamais pu composer ce livre, si imparfait qu'il soit, sans le secours de quelques historiens, qui m'ont fourni de précieuses indications, et auxquels je tiens à adresser ici mes remerciements.

C'est d'abord M. Esmonin, professeur à la Faculté de Grenoble, dont les observations m'ont été de la plus grande utilité. Certains chapitres non seulement ont été inspirés par lui, mais n'ont quelque valeur que grâce à sa science, aussi généreuse que sûre. Tel celui qui concerne les routes.

Je nommerai aussi M. Roupnel, professeur à la Faculté de Dijon, qui a composé tout exprès pour moi un mémoire sur le parler de la Bourgogne dont j'ai tiré grand profit; MM. Sée et Loth, si profonds connaisseurs des choses de Bretagne, M. de Saint-Léger, un des hommes les plus instruits de la vie dans le Nord, M. Pfister, qui a revu mon chapitre sur l'Alsace, M. Villat, qui vient d'étudier méthodiquement les premières années de la Corse française. J'ai trouvé dans leurs travaux, comme dans une foule d'autres que j'ai consultés, non point sans doute des études spéciales sur la pénétration de la langue française, mais des notes de tout ordre qui me permettaient de la suivre, tant bien que mal.

J'espère ne pas m'être trompé trop souvent dans mes interprétations et mes raisonnements, mais je reconnais combien mon information a été incomplète. Mon ambition serait que d'autres pussent apercevoir l'intérêt qu'il y aurait à recueillir, dans les textes et les archives, de nouveaux indices, voulussent bien les rechercher et les grouper, soit dans le cadre que j'ai tracé, soit dans un autre. L'histoire de la langue s'enrichirait alors de toutes les données que peut

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