Qui, des foibles mortels déplorant les naufrages, Pensois toujours du bord contempler les orages; Asservi maintenant sous la commune loi, Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi! Un moment a vaincu mon audace imprudente : Cette ame si superbe est enfin dépendante. Depuis près de six mois, honteux, désespéré, Portant par-tout le trait dont je suis déchiré, Contre vous, contre moi, vainement je m'éprouve : Présente, je vous fuis; absente, je vous trouve; Dans le fond des forêts votre image me suit; La lumière du jour, les ombres de la nuit, Tout retrace à mes yeux les charmes que j'évite; Tout vous livre à l'envi le rebelle Hippolyte. Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus, Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus : Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune; Je ne me souviens plus des leçons de Neptune; Mes seuls gémissements font retentir les bois; Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.
Peut-être le récit d'un amour si sauvage Vous fait, en mn'écoutant, rougir de votre ouvrage. D'un cœur qui s'offre à vous quel farouche entretien! Quel étrange captif pour un si beau lien! Mais l'offrande à vos yeux en doit être plus chère Songez que je vous parle une langue étrangère; Et ne rejetez pas des vœux mal exprimés, Qu' Hippolyte sans vous n'auroit jamais formés.
HIPPOLYTE, ARICIE, THERAMENE, ISMÉNE.
SEIGNEUR, la reine vient, et je l'ai devancée : Elle vous cherche.
Mais on vous est venu demander de sa part.
Phèdre veut vous parler avant votre départ.
Phèdre! Que lui dirai-je ? et que peut-elle attendre ?...
Seigneur, vous ne pouvez refuser de l'entendre : Quoique trop convaincu de son inimitié,
Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.
Cependant vous sortez. Et je pars: et j'ignore Si je n'offense point les charmes que j'adore; J'ignore si ce cœur que je laisse en vos mains...
Partez, prince, et suivez vos généreux desseins; Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire : J'accepte tous les dons que vous me voulez faire. Mais cet empire enfin, si grand, si glorieux, N'est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.
SCÈNE I V.
HIPPOLYTE, THERAMÈNE.
AMI, tout est-il prêt? Mais la reine s'avance. Va, que pour le départ tout s'arme en diligence : Fais donner le signal, cours, ordonne, et revien Me délivrer bientôt d'un fâcheux entretien.
SCÈNE V.
PHEDRE, HIPPOLYTΤΕ, ΟΕΝΟΝ Ε.
PHEDRE, à none, dans le fond du théâtre.
Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire. J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.
Souvenez-vous d'un fils qui n'espère qu'en vous.. PHEDRE.
On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous, Seigneur. A vos douleurs je viens joindre mes larmes; Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes. Mon fils n'a plus de père, et le jour n'est pas loin Qui de ma mort encor doit le rendre témoin. Déjà mille ennemis attaquent son enfance : Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense. Mais un secret remords agite mes esprits : Je crains d'avoir fermé votre oreille à ses cris; Je tremble que sur lui votre juste colere
Ne poursuive bientôt une odieuse mère.
Madame, je n'ai point des sentiments si bas.
Quand vous me haïriez, je ne m'en plaindrois pas, Seigneur; vous m'avez vue attachée à vous nuire; Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire. A votre inimitié j'ai pris soin de m'offrir; Aux bords que j'habitois je n'ai pu vous souffrir; En public, en secret, contre vous déclarée, J'ai voulu par des mers en être séparée; J'ai même défendu par une expresse loi Qu'on osât prononcer votre nom devant moi : Si pourtant à l'offense on mesure la peine, Si la haine peut seule attirer votre haine, Jamais femme ne fut plus digne de pitié, Et moins digne, seigneur, de votre inimitié.
Des droits de ses enfants une mère jalouse Pardonne rarement au fils d'une autre épouse; Madame, je le sais : les soupçons importuns Sont d'un second hymen les fruits les plus communs. Toute autre auroit pour moi pris les mêmes ombrages, Et j'en aurois peut-être essuyé plus d'outrages.
Ah, seigneur! que le ciel, j'ose ici l'attester, De cette loi commune a voulu m'excepter! Qu'un soin bien différent me trouble et me dévore!
Madame, il n'est pas temps de vous troubler encore:
Peut-être votre époux voit encore le jour; Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour. Neptune le protège; et ce dieu tutélaire Ne sera pas en vain imploré par mon père. PHÈDRE.
On ne voit point deux fois le rivage des morts, Seigneur: puisque Thesée a vu les sombres bords, En vain vous espérez qu'un dieu vous le renvoie; Et l'avare Acheron ne lâche point sa proie. Que dis-je? il n'est point mort, puisqu'il respire en vous. Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux : Je le vois, je lui parle; et mon cœur... Je m'égare, Seigneur; ma folle ardeur malgré moi se déclare.
Je vois de votre amour l'effet prodigieux :
Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux; Toujours de son amour votre ame est embrasée.
Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée : Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers, Volage adorateur de mille objets divers, Qui va du dieu des morts déshonorer la couche; Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche, Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi, Tel qu'on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi. Il avoit votre port, vos yeux, votre langage; Cette noble pudeur coloroit son visage, Lorsque de notre Crète il traversa les flots, Digne sujet des vœux des filles de Minos. Racine. 3.
« PrécédentContinuer » |