Gardez-vous de réduire un peuple furieux, Seigneur, à prononcer entre vous et les dieux. N'est-ce pas vous enfin de qui la voix pressante Nous a tous appelés aux campagnes du Xanthe; Et qui de ville en ville attestiez les serments Que d'Hélène autrefois firent tous les amants, Quand presque tous les Grecs rivaux de votre frère, La demandoient en foule à Tyndare son père? De quelque heureux époux que l'on dût faire choix, Nous jurâmes dès-lors de défendre ses droits; Et, si quelque insolent lui voloit sa conquête, Nos mains du ravisseur lui promirent la tête. Mais sans vous, ce serment que l'amour a dicté, Libres de cet amour, l'aurions-nous respecté? Vous seul, nous arrachant à de nouvelles flammes, Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes. Et quand, de toutes parts assemblés en ces lieux, L'honneur de vous venger brille seul à nos yeux; Quand la Grèce, déjà vous donnant son suffrage, Vous reconnoît l'auteur de ce fameux ouvrage; Que ses rois, qui pouvoient vous disputer ce rang, Sont prêts pour vous servir de verser tout leur sang : Le seul Agamemnon, refusant la victoire, N'ose d'un peu de sang acheter tant de gloire; Et, dès le premier pas se laissant effrayer, Ne commande les Grecs que pour les renvoyer!
Ah, seigneur! qu'éloigné du malheur qui m'opprime, Votre cœur aisément se montre magnanime!
Mais que, si vous voyiez ceint du bandɛau mortel Votre fils Télémaque approcher de l'autel,
Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image, Changer bientôt en pleurs ce superbe laugage, Éprouver la douleur que j'éprouve aujourd'hui, Et courir vous jeter entre Calchas et lui! Seigneur, vous le savez, j'ai donné ma parole; Et si ma fille vient je consens qu'on l'immole : Mais, malgré tous mes soins, si son heureux destia La retient dans Argos, ou l'arrête en chemin, Souffrez que, sans presser ce barbare spectacle, En faveur de mon sang j'explique cet obstacle, Que j'ose pour ma fille accepter le secours
De quelque dieu plus doux qui veille sur ses jours. Vos conseils sur mon cœur n'ont eu que trop d'empire, Et je rougis...
AGAMEMNON, ULYSSE, EURYBATE.
AGAMEMNON.
Ah! que vient-on me dire ?
EURYBATE.
La reine, dont ma course a devancé les pas,
Va remettre bientôt sa fille entre vos bras;
Elle approche. Elle s'est quelque temps égarée
Dans ces bois qui du camp semblent cacher l'entrée ;
A peine nous avons, dans leur obscurité, Retrouvé le chemin que nous avions quitté.
Elle amène aussi cette jeune Ériphile Que Lesbos a livrée entre les mains d'Achille, Et qui de son destin, qu'elle ne connoît pas, Vient, dit-elle, en Aulide interroger Calchas. Déjà de leur abord la nouvelle est semée; Et déjà de soldats une foule charmée, Sur-tout d'Iphigénie admirant la beauté, Pousse au ciel mille vœux pour sa félicité. Les uns avec respect environnoient la reine; D'autres me demandoient le sujet qui l'amène : Mais tous ils confessoient que si jamais les dieux Ne mirent sur le trône un roi plus glorieux, Également comblé de leurs faveurs secrètes, Jamais père ne fut plus heureux que vous l'êtes.
Eurybate, il suffit; vous pouvez nous laisser : Le reste me regarde, et je vais y penser.
SCÈNE V.
JUSTE ciel, c'est ainsi qu'assurant ta vengeance Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence.
Encor si je pouvois, libre dans mon malheur, Par des larmes au moins soulager ma douleur! Triste destin des rois! Esclaves que nous sommes Et des rigueurs du sort et des discours des hommes, Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins; Et les plus malheureux osent pleurer le moins.
Je suis père, seigneur, et foible comme un autre : Mon cœur se met sans peine en la place du vôtre; Et, frémissant du coup qui vous fait soupirer, Loin de blamer vos pleurs, je suis près de pleurer Mais votre amour n'a plus d'excuse légitime; Les dieux ont à Calchas amené leur victime: Il le sait, il l'attend; et, s'il la voit tarder, Lui-même à haute voix viendra la demander. Nous sommes seuls encor : hâtez-vous de répandre Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre; Pleurez ce sang, pleurez : ou plutôt, sans pâlir, Considérez l'honneur qui doit en rejaillir.
Voyez tout l'Hellespont blanchissant sous nos rames, Et la perfide Troie abandonnée aux flammes, Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux, Hélène par vos mains rendue à son époux : Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées Dans cette même Aulide avec vous retournées ; Et ce triomphe heureux, qui s'en va devenir L'éternel entretien des siècles à venir.
Seigneur, de mes efforts je connois l'impuissance : Je cède. et laisse aux dieux opprimer l'innocence.
La victime bientôt marchera sur vos pas, Allez. Mais cependant faites taire Calchas; Et m'aidant à cacher ce funeste mystère, Laissez-moi de l'autel écarter une mère.
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