années elle me l'a dit bien des fois elle-même depuis ce temps-là. Au reste tout ceci souffre de certaines exceptions, et j'y reviendrai dans la suite1. La mesure de mes talents ainsi fixée, l'état qui me convenoit ainsi désigné, il ne fut plus question, pour la seconde fois, que de remplir ma vocation. La difficulté fut que je n'avois pas fait mes études, et que je ne savois pas même assez de latin pour être prêtre. Madame de Warens ima * Nous verrons bientôt une de ces exceptions dans le récit qu'il fera ci-après au livre IV, lorsque admis à l'audience du sénat de Berne avec l'archimandrite auquel il s'étoit attaché comme interpréte, il fut obligé d'exposer sur-le-champ et sans avoir pu s'y préparer l'objet et les motifs de sa mission. On sait d'ailleurs qu'en société, lorsque le sujet de la conversation l'intéressoit vivement, et sur-tout lorsqu'il se croyoit sûr des bonnes dispositions de ceux qui l'écoutoient, il parloit avec autant de facilité que de grace ou d'énergie, suivant la nature du sujet. Mais nul à cet égard ne lui rend un témoignage plus remarquable que Dusaulx dans le récit d'un diner qui eut lieu chez lui en 1771, et où Rousseau se trouvoit avec d'autres personnes qu'il voyoit pour la première fois. « A quelques « nuages près, mon Dieu, qu'il fut aimable ce jour-là! tantôt enjoué, « tantôt sublime. Avant le dîner il nous raconta quelques unes des « plus innocentes anecdotes consignées dans ses Confessions. Plu« sieurs d'entre nous les connoissoient déja, mais il sut leur donner « une physionomie nouvelle, et plus de mouvement encore que dans « son livre. J'ose dire qu'il ne se connoissoit pas lui-même, lorsqu'il ❝ prétendoit que la nature lui avoit refusé le talent de la parole: la « solitude sans doute avoit concentré ce talent en lui-même; mais dans ses moments d'abandon, et lorsque rien ne l'offusquoit, il « débondoit comme un torrent impétueux à qui rien ne résiste. » De mes rapports avec J. J. Rousseau, p. 99. gina de me faire instruire au séminaire pendant quelque temps. Elle en parla au supérieur. C'étoit un lazariste appelé M. Gros, bon petit homme, à moitié borgne, maigre, grison, le plus spirituel et le moins pédant lazariste que j'aie connu; ce qui n'est pas beaucoup dire à la vérité. Il venoit quelquefois chez maman, qui l'accueilloit, le caressoit, l'agaçoit même, et se faisoit quelquefois lacer par lui, emploi dont il se chargeoit assez volontiers. Tandis qu'il étoit en fonction, elle couroit par la chambre de côté et d'autre, faisoit tantôt ceci, tantôt cela. Tiré par le lacet, monsieur le supérieur suivoit en grondant, et disant à tout moment: Mais, madame, tenez-vous donc. Cela faisoit un sujet assez pittoresque. M. Gros se prêta de bon cœur au projet de maman. Il se contenta d'une pension très modique, et se chargea de l'instruction. Il ne fut question que du consentement de l'évêque, qui non seulement l'accorda, mais qui voulut payer la pension. Il permit aussi que je restasse en habit 'laïque jusqu'à ce qu'on pût juger, par un essai du succès qu'on devoit espérer. Quel changement! il fallut m'y soumettre. J'allai au séminaire comme j'aurois été au supplice. La triste maison qu'un séminaire, sur-tout pour qui sort de celle d'une aimable femme! J'y portai un seul livre, que j'avois prié maman de me prê ter, et qui me fut d'une grande ressource. On ne devinera pas quelle sorte de livre c'étoit : un livre de musique. Parmi les talents qu'elle avoit cultivés, la musique n'avoit pas été oubliée. Elle avoit de la voix, chantoit passablement, et jouoit un peu du clavecin : elle avoit eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant; et il fallut commencer de loin, car à peine savois-je la musique de nos psaumes. Huit ou dix leçons de femme, et fort interrompues, loin de me mettre en état de solfier, ne m'apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant j'avois une telle passion pour cet art, que je voulus essayer de m'exercer seul. Le livre que j'emportai n'étoit pas même des plus faciles; c'étoient les cantates de Clerambault. On concevra qu'elle fut mon application et mon obstination, quand je dirai que, sans connoître ni transposition ni quantité, je parvins à déchiffrer et chanter sans faute le premier récitatif et le premier air de la cantate d'Alphée et Aréthuse; et il est vrai que cet air est scandé si juste, qu'il ne faut que réciter les vers avec leur mesure pour y mettre celle de l'air. Il y avoit au séminaire un maudit lazariste qui m'entreprit, et qui me fit prendre en horreur le latin qu'il vouloit m'enseigner. Il avoit des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain d'épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de sanglier au lieu de barbe; son sourire étoit sardonique; ses membres jouoient comme les poulies d'un mannequin : j'ai oublié son odieux nom; mais sa figure effrayante et doucereuse m'est bien restée, et j'ai peine à me la rappeler sans frémir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux bonnet carré pour me faire signe d'entrer dans sa chambre, plus affreuse pour moi qu'un cachot. Qu'on juge du contraste d'un pareil maître pour le disciple d'un abbé de cour! Si j'étois resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis persuadé que ma tête n'y auroit pas résisté. Mais le bon M. Gros, qui s'aperçut que j'étois triste, que je ne mangeois pas, que je maigrissois, devina le sujet de mon chagrin; cela n'étoit pas difficile. Il m'ôta des griffes de ma bête, et, par un autre contraste encore plus marqué, me remit au plus doux des hommes: c'étoit un jeune abbé faucigneran' appelé M. Gâtier, qui faisoit son séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros, et je crois par humanité, vouloit bien prendre sur ses études le temps qu'il donnoit à diriger les miennes. Je n'ai jamais vu de physionomie plus touchante que celle de M. Gâtier. Il étoit blond, et sa barbe tiroit sur le roux: il avoit Savoie. C'est-à-dire né dans le Faucigny, petite province du duché de le maintien ordinaire aux gens de sa province, qui, sous une figure épaisse, cachent tous beaucoup d'esprit; mais ce qui se marquoit vraiment en lui étoit une ame sensible, affectueuse, aimante. Il y avoit dans ses grands yeux bleus un mélange de douceur, de tendresse et de tristesse, qui faisoit qu'on ne pouvoit le voir sans s'intéresser à lui. Aux regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit qu'il prévoyoit sa destinée, et qu'il se sentoit né pour être malheureux. Son caractère ne démentoit point sa physionomie; plein de patience et de complaisance, il sembloit plutôt étudier avec moi que m'instruire. Il n'en falloit pas tant pour me le faire aimer; son prédécesseur avoit rendu cela très facile. Cependant, malgré tout le temps qu'il me donnoit, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions l'un et l'autre, et quoiqu'il s'y prêt très bien, j'avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu'avec assez de conception, je n'ai jamais pu rien apprendre avec des maîtres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de plus je l'ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit impatient de toute espèce de joug ne peut s'asservir à la loi du moment; la crainte même de ne pas apprendre m'empêche d'être attentif: de peur d'impatienter celui qui me parle, je feins d'entendre, il va en avant, et je n'entends rien. |