foiblement. Il me fit voir les dangers auxquels je m'exposois, me dit que les plus courtes folies étoient les meilleures. Du reste il n'eut pas même la tentation de me retenir de force; et en cela je trouve qu'il eut raison: mais il est certain qu'il ne fit pas pour me ramener tout ce qu'il auroit pu faire, soit qu'après le pas que j'avois fait il jugeât lui-même que je n'en devois pas revenir, soit qu'il fût embarrassé peut-être à savoir ce qu'à mon âge il pourroit faire de moi. J'ai su depuis qu'il eut de ma compagne de voyage une opinion bien injuste et bien éloignée de la vérité, mais du reste assez naturelle. Ma belle-mère, bonne femme, un peu mielleuse, fit semblant de vouloir me retenir à souper. Je ne restai point; mais je leur dis que je comptois m'arrêter avec eux plus long-temps au retour, et je leur laissai en dépôt mon petit paquet, que j'avois fait venir par le bateau, et dont j'étois embarrassé. Le lendemain je partis de bon matin, bien content d'avoir vu mon père et d'avoir osé faire mon devoir. Nous arrivâmes heureusement à Fribourg. Sur la fin du voyage les empressements de mademoiselle Merceret diminuèrent un peu. Après notre arrivée elle ne me marqua plus que de la froideur; et son père, qui ne nageoit pas dans l'opulence, ne me fit pas non plus un bien grand accueil : j'allai loger au cabaret. Je les fus voir le lende main, ils m'offrirent à dîner, je l'acceptai. Nous nous séparâmes sans pleurs : je retournai le soir à ma gargote, et je repartis le surlendemain de mon arrivée, sans trop savoir où j'avois dessein d'aller. Voilà encore une circonstance de ma vie où la Providence m'offroit précisément ce qu'il me falloit pour couler des jours heureux. La Merceret étoit une très bonne fille, point brillante, point belle, mais point laide non plus; peu vive, fort raisonnable, à quelques petites humeurs près, qui se passoient à pleurer, et qui n'avoient jamais de suite orageuse. Elle avoit un vrai goût pour moi; j'aurois pu l'épouser sans peine, et suivre le métier de son père'. Mon goût pour la musique me l'auroit fait aimer. Je me serois établi à Fribourg, petite ville peu jolie, mais peuplée de bonnes gens. J'aurois perdu sans doute de grands plaisirs, mais j'aurois vécu en paix jusqu'à ma dernière heure; et je dois savoir mieux que personne qu'il n'y avoit pas à balancer sur ce marché. Je revins, non pas à Nyon, mais à Lausanne. Je voulois me rassasier de la vue de ce beau lac qu'on voit là dans sa plus grande étendue. La plupart de mes secrets motifs déterminants n'ont pas été plus solides. Des vues éloignées ont rare Rousseau n'a point dit quel étoit ce métier; la phrase qui suit peut faire supposer que le père de la Merceret étoit musicien. mént assez de force pour me faire agir. L'incertitude de l'avenir m'a toujours fait regarder les projets de longue exécution comme des leurres de dupe. Je me livre à l'espoir comme un autre, pourvu qu'il ne me coûte rien à nourrir; mais, s'il faut prendre long-temps de la peine, je n'en suis plus. Le moindre petit plaisir qui s'offre à ma portée me tente plus que les joies du paradis. J'excepte pourtant le plaisir que la peine doit suivre: celui-là ne me tente pas, parceque je n'aime que des jouissances pures, et que jamais on n'en a de telles quand on sait qu'on s'apprête un repentir. J'avois grand besoin d'arriver en quelque lieu que ce fût, et le plus proche étoit le mieux; car, m'étant égaré dans ma route, je me trouvai le soir à Moudon, où je dépensai le peu qui me restoit, hors dix kreutzers, qui partirent le lendemain à la dînée: et, arrivé le soir à un petit village auprès de Lausanne, j'y entrai dans un cabaret sans un sou pour payer ma couchée, et sans savoir que devenir. J'avois grand'faim; je fis bonne contenance, et je demandai à souper, comme si j'eusse eu de quoi bien payer. J'allai me coucher sans songer à rien, je dormis tranquillement; et, après avoir déjeuné le matin, et compté avec l'hôte, je voulus, pour sept batz, à quoi montoit ma dépense, lui laisser ma veste en gage. Ce brave homme la refusa, et me dit que grace au ciel il n'avoit jamais dépouillé personne, qu'il ne vouloit pas commencer pour sept batz, que je gardasse ma veste, et que je le paierois quand je pourrois. Je fus touché de sa bonté, mais moins que je ne devois l'être, et que je ne l'ai été depuis en y repensant. Je ne tardai guère à lui renvoyer son argent avec des remerciements par un homme sûr: mais, quinze ans après, repassant par Lausanne, à mon retour d'Italie, j'eus un vrai regret d'avoir oublié le nom du cabaret et de l'hôte'. Je l'aurois été voir; je me serois fait un vrai plaisir de lui rappeler sa bonne œuvre, et de lui prouver qu'elle n'avoit pas été mal placée. Des services plus importants sans doute, mais rendus avec plus d'ostentation, ne m'ont pas paru si dignes de reconnoissance que l'humanité simple et sans éclat de cet honnête homme. En approchant de Lausanne, je rêvois à la détresse où je me trouvois, aux moyens de m'en tirer sans aller montrer ma misère à ma bellemère; et je me comparois dans ce pélerinage pédestre à mon ami Venture arrivant à Annecy. Je m'échauffai si bien de cette idée, que, sans songer que je n'avois ni sa gentillesse ni ses talents, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit « d'avoir oublié l'enseigne du cabaret et le nom de VAR.. « l'hôte. » Venture, d'enseigner la musique, que je ne savois pas, et de nie dire de Paris, où je n'avois jamais été. En conséquence de ce beau projet, comme il n'y avoit point là de maîtrise où je pusse vicarier, et que d'ailleurs je n'avois garde d'aller me fourrer parmi les gens de l'art, je commençai par m'informer d'une petite auberge où l'on pût être assez bien et à bon marché. On m'enseigna un nommé Perrotet, qui tenoit des pensionnaires. Ce Perrotet se trouva être le meilleur homme du monde, et me reçut fort bien. Je lui contai mes petits mensonges comme je les avois arrangés. Il me promit de parler de moi, et de tâcher de me procurer des écoliers; il me dit qu'il ne me demanderoit de l'argent que quand j'en aurois gagné. Sa pension étoit de cinq écus blancs; ce qui étoit peu pour la chose, mais beaucoup pour moi. Il me conseilla de ne me mettre d'abord qu'à la demi-pension, qui consistoit le dîner en une bonne soupe, pour et rien de plus, mais bien à souper le soir. J'y consentis. Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du meilleur cœur du monde, et n'épargnoit rien pour m'être utile. Pourquoi faut-il qu'ayant trouvé tant de bonnes gens dans ma jeunesse, j'en trouve si peu dans un âge avancé? Leur race est-elle épuisée? Non; mais l'ordre où j'ai besoin de les chercher aujourd'hui n'est plus le même où je les trouvois alors. Parmi |