Images de page
PDF
ePub

blable en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée, que l'eau se détache net et tombe en arcade assez loin pour qu'on puisse passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans être mouillé : mais si l'on ne prend bien ses mesures, on y est aisément trompé, comme je le fus; car, à cause de l'extrême hauteur, l'eau se divise et tombe en poussière, et lorsqu'on approche un peu trop de ce nuage, sans apercevoir d'abord qu'on se mouille, à l'instant on est tout trempé.

J'arrive enfin; je la revois. Elle n'étoit pas seule. Monsieur l'intendant général étoit chez elle au moment que j'entrai. Sans me parler elle me prend par la main, et me présente à lui avec cette grace qui lui ouvroit tous les cœurs: Le voilà, monsieur, ce pauvre jeune homme; daignez le protéger aussi long-temps qu'il le méritera, je ne suis plus en peine de lui pour le reste de sa vie. Puis m'adressant la parole: Mon enfant, me ditelle, vous appartenez au roi; remerciez monsieur l'intendant qui vous donne du pain. J'ouvrois de grands yeux sans rien dire, sans savoir trop qu'imaginer, il s'en fallut peu que l'ambition naissante ne me tournât la tête, et que je ne fisse déja le petit intendant. Ma fortune se trouva moins brillante que sur ce début je ne l'avois imaginée;

mais, quant à présent, c'étoit assez pour vivre, et pour moi c'étoit beaucoup. Voici de quoi il s'agissoit.

Le roi Victor-Amédée, jugeant par le sort des guerres précédentes et par la position de l'ancien patrimoine de ses pères, qu'il lui échapperoit quelque jour, ne cherchoit qu'à l'épuiser. Il y avoit peu d'années qu'ayant résolu d'en mettre la noblesse à la taille, il avoit ordonné un cadastre général de tout le pays, afin que, rendant l'imposition réelle, on pût la répartir avec plus d'équité. Ce travail, commencé sous le père, fut achevé sous le fils'. Deux ou trois cents hommes, tant arpenteurs qu'on appeloit géomètres, qu'écrivains qu'on appeloit secrétaires, furent employés à cet ouvrage, et c'étoit parmi ces derniers que maman m'avoit fait inscrire. Le poste, sans être fort lucratif, donnoit de quoi vivre au large dans ce pays-là. Le mal étoit que cet emploi n'étoit qu'à temps, mais il mettoit en état de chercher et d'attendre; et c'étoit par prévoyance qu'elle tâchoit de m'obtenir de l'intendant une protection particulière pour pouvoir passer à quelque emploi plus solide quand temps de celui-là seroit fini.

le

J'entrai en fonction peu de jours après mon ar

'C'est sous le fils, Charles-Emmanuel III, que Rousseau fut momentanément employé. Victor-Amédée II avoit abdiqué la couronne le 30 septembre 1730. Il mourut le 31 octobre 1733.

rivée. Il n'y avoit à ce travail rien de difficile, et je fus bientôt au fait. C'est ainsi qu'après quatre ou cinq ans de courses, de folies et de souffrances depuis ma sortie de Genève, je commençai pour la première fois de gagner mon pain avec hon

neur.

Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien puérils, et j'en suis fâché: quoique né homme à certains égards, j'ai été long-temps enfant, et je le suis encore à beaucoup d'autres. Je n'ai pas promis d'offrir au public un grand personnage: j'ai promis de me peindre tel que je suis; et, pour me connoître dans mon âge avancé, il faut m'avoir bien connu dans ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d'impression sur moi que leurs souvenirs, et que toutes mes idées sont en images, les premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont demeurés, et ceux qui s'y sont empreints dans la suite se sont plutôt combinés avec eux qu'ils ne les ont effacés. Il y a une certaine succession d'affections et d'idées qui modifient celles qui les suivent, et qu'il faut connoître pour en bien juger. Je m'applique à bien développer par-tout les premières causes pour faire sentir l'enchaînement des effets. Je voudrois pouvoir en quelque façon rendre mon ame transparente aux yeux du lecteur; et pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points

de vue, à l'éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu'il ne s'y passe pas un mouvement qu'il n'aperçoive, afin qu'il puisse juger par lui-même du principe qui les produit.

Si je me chargeois du résultat et que je lui disse, Tel est mon caractère, il pourroit croire, sinon que je le trompe, au moins que je me trompe : mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui m'est arrivé, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai senti, je ne puis l'induire en erreur, à moins que je ne le veuille; encore même en le voulant n'y parviendrois-je pas aisément de cette façon. C'est à lui d'assembler ces éléments et de déterminer l'être qu'ils composent: le résultat doit être son ouvrage; et s'il se trompe alors, toute l'erreur sera de son fait. Or il ne suffit pas pour cette fin que mes récits soient fidèles, il faut aussi qu'ils soient exacts. Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des faits; je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir. C'est à quoi je me suis appliqué jusqu'ici de tout mon courage, et je ne me relâcherai pas dans la suite. Mais les souvenirs de l'âge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la première jeunesse. J'ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu'il m'étoit possible. Si les autres me reviennent avec la même force, des lecteurs impatients s'ennuieront peut-être, mais moi je ne serai pas mécontent de mon tra

H

vail. Je n'ai qu'une chose à craindre dans cette entreprise; ce n'est pas de trop

dire ou de dire des

mensonges, mais c'est de ne pas tout dire et de

taire des vérités.

FIN DU QUATRIÈME LIVRE.

« PrécédentContinuer »