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est qu'un jour le roi de Sardaigne assiégera Genève. Mais comme il n'y a pas d'impossibilité à la chose, j'aurai toujours à reprocher à ma sotte vanité d'avoir montré les plus grands défauts de cette place à son plus ancien ennemi.

Je passai deux ou trois ans de cette façon entre la musique, les magistères, les projets, les voyages, flottant incessamment d'une chose à l'autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi, mais entraîné pourtant par degrés vers l'étude, voyant des gens de lettres, entendant parler de littérature, me mêlant quelquefois d'en parler moi-même, et prenant plutôt le jargon des livres que la connoissance de leur contenu. Dans mes voyages de Genève j'allois de temps en temps voir en passant mon ancien bon ami M. Simon, qui fomentoit beaucoup mon émulation naissante par des nouvelles toutes fraîches de la république des lettres, tirées de Baillet ou de Colomies. Je voyois aussi beaucoup à Chambéri un jacobin, professeur de physique, bon homme de moine, dont j'ai oublié le nom, et qui faisoit souvent de petites expériences qui m'amusoient extrêmement. Je voulus à son exemple' faire de l'encre de sympathie. Pour cet effet, après avoir rempli une bouteille plus qu'à demi de chaux vive, d'orpiment et d'eau, je la bouchai bien. L'effer

' VAR. « A son exemple, et aidé des Récréations mathématiques ❝ d'Ozanam. »

vescence commença presqu'à l'instant très violemment. Je courus à la bouteille pour la déboucher, mais je n'y fus pas à temps; elle me sauta au visage comme une bombe. J'avalai de l'orpiment, de la chaux; j'en faillis mourir. Je restai aveugle plus de six semaines; et j'appris ainsi à ne pas me mêler de physique expérimentale sans en savoir les éléments '.

Cette aventure m'arriva mal à propos pour ma santé, qui depuis quelque temps s'altéroit sensiblement. Je ne sais d'où venoit qu'étant bien conformé par le coffre et ne faisant d'excès d'aucune espèce, je déclinois à vue d'œil. J'ai une assez bonne carrure, la poitrine large, mes poumons doivent y jouer à l'aise; cependant j'avois la courte haleine, je me sentois oppressé, je soupirois involontairement, j'avois des palpitations, je crachois du sang, la fièvre lente survint, et je n'en ai jamais été bien quitte. Comment peut-on tomber dans cet état à la fleur de l'âge, sans avoir aucun viscère vicié, sans avoir rien fait pour détruire sa santé?

L'épée use le fourreau, dit-on quelquefois. Voilà mon histoire. Mes passions m'ont fait vivre, et mes passions m'ont tué. Quelles passions?

Cet accident arriva le 27 juin 1737. La date en est précise d'après le testament que fit Rousseau, qui, comme il le dit, faillit en mourir. Ce testament a été publié en 1820.

dira-t-on. Des riens, les choses du monde les plus puériles, mais qui m'affectoient comme s'il se fût agi de la possession d'Hélène ou du trône de l'univers. D'abord les femmes. Quand j'en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon cœur ne le fut jamais. Les besoins de l'amour me dévoroient au sein de la jouissance. J'avois une tendre mère, une amie chérie; mais il me falloit une maîtresse. Je me la figurois à sa place; je me la créois de mille façons pour me donner le change à moimême. Si j'avois cru tenir maman dans mes bras quand je l'y tenois, mes étreintes n'auroient pas été moins vives, mais tous mes desirs se seroient éteints; j'aurois sangloté de tendresse, mais je n'aurois pas joui. Jouir! ce sort est-il fait pour l'homme? Ah! si jamais une seule fois en ma vie j'avois goûté dans leur plénitude toutes les délices de l'amour, je n'imagine pas que ma frêle existence y eût pu suffire; je serois mort sur le fait.

J'étois donc brûlant d'amour sans objet; et c'est peut-être ainsi qu'il épuise le plus. J'étois inquiet, tourmenté du mauvais état des affaires de ma pauvre maman, et de son imprudente conduite, qui ne pouvoit manquer d'opérer sa ruine totale en peu de temps. Ma cruelle imagination, qui va toujours au-devant des malheurs, me montroit celui-là sans cesse dans tout son excès et dans

toutes ses suites. Je me voyois d'avance forcément séparé par la misère de celle à qui j'avois consacré ma vie, et sans qui je n'en pouvois jouir. Voilà comment j'avois toujours l'ame agitée. Les desirs et les craintes me dévoroient alternativement.

La musique étoit pour moi une autre passion moins fougueuse, mais non moins consumante par l'ardeur avec laquelle je m'y livrois, par l'étude opiniâtre des obscurs livres de Rameau, par mon invincible obstination à vouloir en charger ma mémoire, qui s'y refusoit toujours, par mes courses continuelles, par les compilations immenses que j'entassois, passant très souvent à copier les nuits entières. Et pourquoi m'arrêter aux choses permanentes, tandis que toutes les folies qui passoient dans mon inconstante tête, les goûts fugitifs d'un seul jour, un voyage, un concert, un souper, une promenade à faire, un roman à lire, une comédie à voir, tout ce qui étoit le moins du monde prémédité dans mes plaisirs ou dans mes affaires, devenoit pour moi tout autant de passions violentes, qui dans leur impétuosité ridicule me donnoient le plus vrai tourment? La lecture des malheurs imaginaires de Cléveland, faite avec fureur et souvent interrompue, m'a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que les miens.

Il y avoit un Genevois nommé M. Bagueret, lequel avoit été employé sous Pierre-le-Grand à la

cour de Russie; un des plus vilains hommes et des plus grands fous que j'aie jamais vus, toujours plein de projets aussi fous que lui, qui faisoit tomber les millions comme la pluie, et à qui les zéro ne coûtoient rien. Cet homme, étant venu à Chambéri pour quelque procès au sénat, s'empara de maman comme de raison, et, pour ses trésors de zéro qu'il lui prodiguoit généreusement, lui tiroit ses pauvres écus pièce à pièce. Je ne l'aimois point: il le voyoit ; avec moi cela n'est pas difficile: il n'y avoit sorte de bassesse qu'il n'employât pour me cajoler. Il s'avisa de me proposer d'apprendre les échecs, qu'il jouoit un peu. J'essayai presque malgré moi; et, après avoir tant bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide, qu'avant la fin de la première séance je lui donnai la tour qu'il m'avoit donnée en commençant. Il ne m'en fallut pas davantage : me voilà forcené des échecs. J'achète un échiquier, j'achète le Calabrois; je m'enferme dans ma chambre, j'y passe les jours et les nuits à vouloir apprendre par cœur toutes les parties, à les fourrer dans ma tête bon gré, mal gré, à jouer seul sans relâche et sans fin. Après deux ou trois mois de ce beau travail et d'efforts inimaginables, je vais au café, maigre, jaune, et presque hébété. Je m'essaie, je rejoue avec M. Bagueret : il me bat une fois, deux

› VAR. « . . . Des plus vilains hommes malgré sa belle figure et... »

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