donner tout-à-fait, et de nous établir dans une solitude agréable, dans quelque petite maison assez éloignée pour dérouter les importuns. Elle l'eût fait, et ce parti que son bon ange et le mien me suggéroient nous eût vraisemblablement assuré des jours heureux et tranquilles jusqu'au moment où la mort devoit nous séparer. Mais cet état n'étoit pas celui où nous étions appelés. Maman devoit éprouver toutes les peines de l'indigence et du mal-être, après avoir passé sa vie dans l'abondance, pour la lui faire quitter avec moins de regret; et moi, par un assemblage de maux de toute espèce, je devois être un jour un exemple à quiconque, inspiré du seul amour du bien public et de la justice, ose, fort de sa seule innocence, dire ouvertement la vérité aux hommes sans s'étayer par des cabales, sans s'être fait des partis pour le protéger. Une malheureuse crainte la retint. Elle n'osa quitter sa vilaine maison de peur de fâcher le propriétaire. Ton projet de retraite est charmant, me dit-elle, et fort de mon goût; mais dans cette retraite il faut vivre. En quittant ma prison je risque de perdre mon pain; et quand nous n'en aurons plus dans les bois il en faudra bien retourner chercher à la ville. Pour avoir moins besoin d'y venir ne la quittons pas tout-à-fait. Payons cette petite pension au comte de Saint-Laurent pour qu'il me laisse la mienne. Cherchons quelque réduit assez loin de la ville pour vivre en paix, et assez près pour y revenir toutes les fois qu'il sera nécessaire. Ainsi fut fait. Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux Charmettes, une terre de M. de Conzié, à la porte de Chambéri, mais retirée et solitaire comme si l'on étoit à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord et sud au fond duquel coule une rigole entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon à mi-côte sont quelques maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré. Après avoir essayé deux ou trois de ces maisons, nous choisîmes enfin la plus jolie, appartenante à un gentilhomme qui étoit au service, appelé M. Noiret. La maison étoit très logeable. Au-devant étoit un jardin en terrasse, une vigne audessus, un verger au-dessous, vis-à-vis un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée; plus haut dans la montagne, des prés pour l'entretien du bétail; enfin tout ce qu'il falloit pour le petit ménage champêtre que nous y voulions établir. Autant que je puis me rappeler les temps et les dates, nous en prîmes possession vers la fin de l'été de 1736. J'étois transporté le premier jour que nous y couchâmes. O maman! dis-je à cette chère amie en l'embrassant et l'inondant de lar mes d'attendrissement et de joie, ce séjour est celui du bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne les faut chercher nulle part'. * La maison qu'habita Rousseau avec madame de Warens aux Charmettes appartient maintenant à M. Raimond, connu par un Essai sur l'éducation, un Éloge de Pascal, et d'autres ouvrages littéraires et scientifiques. Il a publié une Notice súr les Charmettes (in-8°, Chambéri, 1817, deuxième édition), dans laquelle il décrit en détail cette maison, dont l'intérieur et les accessoires subsistent tels qu'ils étoient au temps de Rousseau, et que les voyageurs viennent souvent visiter, attirés autant par la beauté du paysage environnant que par les souvenirs qui s'y lient. Auprès de la porte d'entrée de la maison est une pierre blanche incrustée dans le mur, et que Hérault de Séchelles fit placer en 1792, lorsqu'il étoit commissaire de la Convention dans le département du Mont-Blanc. Elle porte l'inscription suivante : Réduit par Jean-Jacque habité, Tu me rappelles son génie, Sa solitude, sa fierté, Et ses malheurs et sa folie. A la gloire, à la vérité Il osa consacrer sa vie, Et fut toujours persécuté Ou par lui-même, ou par l'envie. FIN DU CINQUIÈME LIVRE. LIVRE SIXIÈME. (1736.) "Hoc erat in votis: modus agri non ita magnus, « Hortus ubi, et tecto vicinus jugis aquæ fons; mais n'importe, il ne m'en falloit pas davantage, il ne m'en falloit pas même la propriété, c'étoit assez pour moi de la jouissance; et il y a longtemps que j'ai dit et senti que le propriétaire et le possesseur sont souvent deux personnes très différentes, même en laissant à part les maris et les amants. Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu. Mo « Voilà tout ce que je souhaitois: une terre d'une étendue raisonnable, un jardin, une source d'eau vive près de la maison, et « avec cela un petit bois. » Hor., lib. II, sat. vi. 2 Les dieux ont été au-delà de mes vœux. » Id. Ibid. ments précieux et si regrettés! ah! recommencez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans mon souvenir, s'il est possible, que vous ne fites réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m'ennuyois moi-même en les recommençant sans cesse? Encore si tout cela consistoit en faits, en actions, en paroles, je pourrois le décrire et le rendre en quelque façon: mais comment dire ce qui n'étoit ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment même? Je me levois avec le soleil, et j'étois heureux; je me promenois, et j'étois heureux; je voyois maman, et j'étois heureux; je la quittois, et j'étois heureux; je parcourois les bois, les coteaux, j'errois dans les vallons, je lisois, j'étois oisif, je travaillois au jardin, je cueillois les fruits, j'aidois au ménage, et le bonheur me suivoit par-tout: il n'étoit dans aucune chose assignable, il étoit tout en moi-même, il ne pouvoit me quitter un seul instant. Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie, rien de ce que j'ai fait, ditet pensé tout le temps qu'elle a duré, n'est échappé de ma |