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ce fut une épreuve de plus dont il eut à souffrir: il sembloit que la persécution qui si long-temps avoit

tourmenté sa vie vouloit encore insulter à ses mânes.

A ce mot de philosophe, dont l'erreur et la malignité ont fait un cri de proscription, je sens tout ce qu'emporte avec soi de défavorable le titre que j'ose donner à l'écrivain le plus éminemment philosophique que nous ayons dans notre langue. Les philosophes du dixhuitième siècle appartiennent presque tous à la littérature. Jean-Jacques pouvoit-il, parcequ'il croyoit avoir à se plaindre de quelques uns, appeler sur eux l'anathème, et condamner des principes qui étoient les siens, des principes que nul autre n'avoit aussi bien développés, que lui seul avoit connu le secret de communiquerà ses lecteurs, d'imprimer tout à-la-fois dans leur cœur et dans leur esprit? pouvoit-il unir sa voix à la voix des hommes qui calomnient les philosophes, ou, plus pusillanime et presque aussi méprisable, faire amende honorable des principes qui avoient constitué sa gloire, et l'avoient placé si haut dans l'admiration de ses contemporains?

Si, aux ouvrages des philosophes du dix-huitième siècle, tant décriés par l'ignorance qui ne les a pas lus, justement admirés par la raison qui les relit toujours, on vient opposer encore, et le curé Meslier, et ses extravagances, le Système de la nature et quelques autres bâtards de la philosophie, qui sont restés sans aveu, malgré toutes les recherches de l'esprit de parti, pour les attribuer à quelques uns de ces hommes éloquents dont les écrits, images fidèles de leur ame, brillent de tant d'éclat et de raison, je répondrai : Les auteurs de ces misérables rapsodies sont philosophies comme sont

géométres ceux qui trouvent la quadrature du cercle. Mais, d'autre part, ils étoient véritablement philosophes ces deux hommes qui renfermoient dans le cercle de Popilius le faisceau des connoissances humaines. Rousseau put voir un moment en eux des hommes conspirés contre lui; mais en tout temps il rendit un témoignage éclatant à leurs lumières. L'idée hardie de ne faire qu'un seul corps de toutes les connoissances, de toutes les pensées de l'homme, avoit été indiquée par un sage que le génie doua de la prérogative de lire dans l'avenir des sciences. Chambers, lorsqu'il voulut se saisir de l'idée de Bacon, rappela les impuissants efforts des guerriers vulgaires, pour manier la lance d'Achille. Deux philosophes françois s'approprièrent cette sublime conception, car ils l'exécutèrent en reculant même les bornes de son étendue. D'Alembert publia la préface de l'Encyclopédie, analise précieuse des facultés de l'esprit humain, où la netteté se joint par-tout à la justesse, et la simplicité à la profondeur. Il est bien vrai que Jean-Jacques a reproché à ce même d'Alembert de s'être emparé des articles sur la musique qu'il avoit faits pour l'Encyclopédie, et de les avoir mis à profit pour composer ses éléments de musique. Mais quand Rousseau faisoit ce reproche à d'Alembert, il ne vouloit voir en lui qu'un ennemi acharné à sa perte; il éprouvoit le besoin de trouver des torts à d'Alembert; son esprit, aigri par le malheur, n'avoit plus que des souvenirs amers; et La Harpe a bien prouvé, ce nous semble, que d'Alembert n'a point fait des articles de Rousseau sur la musique, l'usage que celui-ci lui reproche dans ses Confessions d'en avoir fait. Diderot, dans un prospectus raisonné, montre au lecteur sur

pris l'étendue de l'ouvrage qu'il lui annonce; et bientôt les volumes de l'Encyclopédie se succédent rapidement: le cours de peu d'années voit achever, au milieu des contrariétés, cet ouvrage que l'on se fût promis à peine de travaux séculaires, soutenus par la faveur la plus constante et les encouragements les plus puissants; et pourtant jamais entreprise ne fut plus cruellement persécutée. C'étoit Hercule au berceau que les serpents de l'Envie se disputoient la honte d'étouffer. Le choix de quelques collaborateurs foibles ou négligents, le découragement momentané qui suivoit une persécution active, ont semé des taches sur cette belle entreprise; mais les articles des principaux auteurs, ceux de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Dumarsais, de d'Holbach, de Jaucourt, de Turgot, sont d'un prix que les progrès des sciences et des lumières ont à peine diminué.

On trouve encore dans la liste des principaux auteurs de l'Encyclopédie, des hommes que Rousseau crut être dévenus ses ennemis; il nous entretient au long dans ses Confessions du baron d'Holbach. Si nous en croyons La Harpe, en aucun temps le baron d'Holbach n'avoit donné à Rousseau le droit de se plaindre de lui. Mais ce qui est digne de remarque, c'est que ce même JeanJacques, qui avoit fini par prendre les philosophes en horreur, qui ne vouloit plus les avoir connus, avoir eu le moindre rapport avec eux, se trouve associé, comme malgré lui, à tous leurs travaux, à toutes leurs idées, à toutes leurs entreprises. C'est avec Diderot et d'Alembert qu'il avoit voulu faire un journal intitulé le Persifleur; c'est avec d'Alembert et Diderot qu'il a travaillé pour l'Encyclopédie; et d'Alembert s'essaie à

traduire Tacite, lorsque Rousseau en traduit d'autres morceaux; les mêmes idées sont à l'usage des mêmes esprits; mais il faut convenir que le style est différent : si d'Alembert est correct et élégant; si Diderot est véhément et animé, Rousseau réunit souvent à lui seul toutes les perfections du style; il est en même temps Bossuet, Massillon, La Bruyère et Montesquieu, modéle d'élévation, de précision, d'élégance et d'originalité tout à-la-fois; la pensée sous sa plume s'enrichit de l'expression, en même temps que l'expression doit une partie de son éclat à la pensée : il est à lui seul tous les grands écrivains ensemble: réunion d'autant plus admirable, que Rousseau est de tous nos prosateurs celui dont le style réunit tant de mérites divers à un si haut degré de perfection. Suivant une tradition conservée dans l'antique Orient, l'un des premiers enfants des hommes éleva deux colonnes, qui, bravant le pouvoir des eaux et des flammes, devoient transmettre à ses descendants les plus reculés le dépôt des notions acquises dans l'heureuse jeunesse du genre humain. Cette tradition n'offre -t-elle pas l'emblème de l'Encyclopédie? L'Encyclopédie est le monument qui nous révèle le degré de richesse où étoit parvenu l'homme pensant, au milieu du dix-huitième siècle. A mesure qu'on avance dans la carrière, on trouve sans doute beaucoup à y ajouter, beaucoup même à y effacer. Mais, à quelque hauteur que nous puissions atteindre, il subsistera pour attester l'esprit philosophique qui l'a élevé au milieu de nous. Ce n'est pas en transmettant chacune de leurs inventions, de leurs découvertes, qu'ils ont le plus fait pour les progrès de l'esprit humain ; c'est en les unissant ainsi; c'est en mettant à la portée

de tous les esprits justes un aperçu complet de leur ensemble. A ce rapprochement admirable, doit être presque entièrement attribué tout ce que les sciences ont acquis, depuis qu'il n'est plus permis de les considérer isolément, depuis que l'étude approfondie des rapports innombrables et réciproques, qui font de chacune d'elles une branche de l'arbre encyclopédique, devient le premier besoin de quiconque aspire à s'immortaliser en agrandissant leur domaine. Les limites de la France ne devoient pas borner le succès de l'Encyclopédie; il se propagea bientôt au-dehors. L'ouvrage, malgré son immensité, fut contrefait deux fois en pays étranger. L'influence de l'Encyclopédie, et, plus que cela encore, celle des ouvrages de Rousseau, est sans doute au nombre des causes principales de l'universalité de la langue françoise, à la fin du dix-huitième siècle.

La vie privée de l'auteur d'Émile offre des torts inexcusables; mais la lecture de ses ouvrages pénétre l'ame de tant d'enthousiasme pour tout ce qui est bon et honnête, qu'il est difficile de ne pas dire avec lui: Non, l'auteur de la Nouvelle Héloïse, l'auteur de la profession de foi du Vicaire Savoyard, ne fut point un homme méchant. Il n'écrivit ses Confessions que pour purger sa mémoire des souillures dont la haine cherchoit à noircir sa vie, et s'il eut le malheur de ne voir au déclin de ses ans que des ennemis dans ceux qui n'avoient jamais cessé de l'aimer, convenons qu'au milieu des persécutions qui se disputoient sa tranquillité, il put croire un moment que la société tout entière étoit conspirée contre lui. Et si les traits de sa vengeance ont atteint plus d'une fois des hommes qui n'avoient point démérité de son amitié, la sincérité de

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