avec ses ouailles, devait leur parler une langue intelligible; sermons, instructions, confessions, exercices de toute sorte, catéchismes des enfants et des adultes devaient se faire et se faisaient en idiome vulgaire, du moins dans les parties où les fidèles devaient répondre. L'Église, comme l'école (il faudrait plutôt dire: l'école comme l'Église), uniquement préoccupée, ainsi que cela est naturel, des intérêts religieux des fidèles, n'allait pas mettre entre elle et eux l'obstacle d'un second idiome, un peu moins étranger que le latin, étranger tout de même à beaucoup. Le latin était d'obligation stricte, non le français. Le Concile de Trente avait laissé toute latitude. Les explications nécessaires sur les sacrements pouvaient, si cela était nécessaire et commode, se donner en langue vulgaire, de même les instructions qui se mêlaient aux offices'. A aucun moment le pouvoir laïque ne songea à interpréter l'article en sa faveur, et ne proposa de comprendre uniquement sous le nom de langue vulgaire la langue du Roi. Il n'eût jamais imaginé, même s'il y avait trouvé intérêt, de gêner ainsi la propagation de la foi. Comment l'autorité ecclésiastique eût-elle eu, elle, l'idée de se créer à elle-même des empêchements de cet ordre? J'ai cité au tome V (p. 49) un texte montrant que l'évêque du Vivarais ne considérait pas qu'on pût obtenir un effet sérieux des prédications en français. En voici un autre qui confirme le premier: <«< ces sermons ne font guère de fruit, parce que la plupart des prédicateurs qu'on envoie ne savent pas parler le patois, et que les paysans et les artisans ne les entendent pas quand ils prêchent en françois » (Let. de l'évêque d'Apt au Contrôleur Général des Finances, 1er juin 1709, dans de Boislisle, Corre des Contrôl., III, p. 147, col. 2). Pour les provinces de langue étrangère, la question ne se posait pas. L'Église y parlait la langue du pays. En Bretagne, on ne prêche qu'en patois, dit Lequinio2. De même en Alsace ou en pays basque. 1. Præcipit S. Synodus Episcopis omnibus ut non solùm, cum hæc per se ipsos erunt populo administranda, prius illorum vim et usum pro suscipientium captu explicent; sed etiam à singulis parochis pie prudenterque etiam lingua vernacula, si opus sit et commode fieri poterit, servari studeant, juxta formam a sancto Synodo in catechesi singulis sacramentis praescribendam, quam Episcopi in vulgarem linguam fideliter verti, atque a Parochis omnibus populo exponi curabunt: nec non ut inter Missarum solemnia, aut divinorum celebrationem, sacra eloquia, et salutis monita eadem vernacula lingua, singulis diebus festis vel solemnibus explanent (Sessio XXIV, 'cap. VII). 2. Lett. à Grég., p. 287, n° 20. Cf. De tout temps l'on prêcha dans les campagnes en breton. Les villes mêmes partagent leurs conférences dans les deux idiomes, pour la commodité ou l'ensemble; cet usage se perpétue (Ib., p. 282). Là où un dialecte roman était d'usage général, on s'en servit aussi, souvent. Un des correspondants de Grégoire pose nettement la thèse : <«< Il serait impossible de le détruire (le patois) et de lui substituer la langue française. La religion et les mœurs y perdraient, si dans ces pays-ci, comme dans ceux où c'est l'usage, les curés, catéchistes et confesseurs, cessaient de parler au peuple le langage qu'il entend le mieux, le patois » (de Valence d'Agen, 27 fév. 1791, signé Grégoire; Lett. à Grég., p. 123). « J'ai ouï dire, remarque un autre, qu'en quelques maisons de village on priait Dieu en patois, ou du moins on faisait en patois certaines prières; cet usage est beaucoup plus raisonnable que celui de lui parler latin quand on ne le sait pas >> (Saint-Claude, Lett. à Grég., p. 203, no 20). Il y a cependant des distinctions à faire à ce sujet entre pays de langue d'oc et pays de langue d'oui. Dans les pays de langue d'oui, la situation, même là où on parlait un patois, se présentait certainement de façon plus favorable pour le français. Il arrivait souvent que, même dans les villages, il fût assez répandu. Si on ne s'en servait pas dans la conversation, du moins on le comprenait. Les curés ne pouvaient dès lors manquer de remarquer les inconvénients qu'il y avait à transporter les mystères dans une langue inférieure, appropriée surtout à la vie rurale, dépourvue du lexique nécessaire. Des conseils, des récits pieux, des paraboles, des histoires de saints, des entretiens édifiants et moraux s'accommodaient de l'idiome local; la vraie théologie, même adaptée au peuple, y répugnait. Elle avait un mal extrême à passer dans ces parlers simples, sans y subir un véritable travestissement, qui menaçait de tourner à la farce et à la parodie. Dans les pays de langue d'oc eux-mêmes, des curés avaient eu de ces scrupules: Notre patois n'est pas digne de Dieu, proclame l'un d'eux'. Et un autre : « J'ai peu de connoissance... (du patois) n'étant habitué qu'au françois, feuzant (sic) dans cette langue toutes les instructions, car quoique les gens parlent mal le françois, ils l'entendent cependant, et j'ai remarqué dans les instructions familières qu'ils me comprenoient bien mieux qu'en parlant leur jargon » (Verdier, curé de Tauves, P.-de-Dôme, 31 août 1790, Lett. à Grég., ms., p. 33). Toutefois en général, dans le Midi, les patois faisaient plus noble figure; ils n'apparaissaient point absolument impropres aux élévations de l'âme ou incapables de toute dignité. N'insistons pas trop néanmoins sur cette supériorité des patois méridionaux. Des évêques affectaient de ne la point voir. M. P. d'Apchon s'était appliqué à ce que la doctrine se fit en français dans le diocèse d'Auch. Et son successeur, M. La Tour du Pin-Montauban semble avoir voulu l'imiter en cela seul (Lett. à Grég., p. 95, no 30). De même, en 1763, l'évêque de Limoges considérait comme choquant qu'un curé de campagne ne parlât que le patois limousin'. Ces contradictions se comprennent et s'expliquent. Les évêques étaient moins près du peuple que leurs curés; beaucoup, souvent absents de leur diocèse, mêlés à la vie de cour, au mouvement des lettres et des sciences, se rendaient moins bien compte des nécessités où l'ignorance de leurs ouailles mettait les prêtres. En outre, leurs fréquentations mondaines les avaient rendus plus dédaigneux des parlers grossiers des campagnes. Ceux qui étaient à la tâche et peinaient sur le sillon pensaient autrement. D'après Brun, la question avait été mise à l'ordre du jour des conférences ecclésiastiques du diocèse de Vence en 1719-1720: Les curés sont-ils obligés de comprendre la langue de leurs paroissiens? Réponse il suffit qu'ils aient un secondaire qui la sache parler. En fait les deux langues se partageaient les rôles. On possède un recueil de sermons de Mathieu Olive, qui fut curé de Saint-Ferréol (1727-1747). Ils sont en provençal. L'oraison funèbre de Lebret, prononcée devant les notabilités de la ville en 1735, est aussi en provençal. Un sermonnaire inconnu, dont les discours ont été retrouvés à Solliès-Pont (Var), donne ses raisons. D'abord il ne se sent pas capable d'écrire bien en français. En outre, destiné à évangéliser des populations provençales, il sait que prêcher en français, c'est « perdre sa peine et ne faire presqu'aucun fruit ». Ces pieux soucis, si respectables, et qui répondaient sûrement aux vœux des habitants, commençaient à être contrebalancés par le désir de paraître. L'abbé Sauvages parle de prêtres qui «< se piquent de beaux discours français ». Il y avait, nous l'avons vu, chez ceux qui francisaient, des motifs plus nobles que la vanité. ATTITUDE DES AUTORITÉS. Il est à propos de rapporter ici un incident caractéristique qui se produisit en 1752 entre les gens de Capbreton, d'une part, l'intendant et l'évêque de l'autre. 1. Mémor. de vis. past., dans Leroux, Chartes, chron..., p. 420. 2. Rech. hist., 459. L'auteur cite l'Inv. somm., Arch. dép. Alp.-Marit., série G G 1306. 3. Dict. Langued., Nîmes, 1785, art. triu. dans Brun, Rech. hist., 460, note 4. 4. Voir tome V, p. 49. Le bourg de Capbreton, dans les Landes, avait joui d'une grande prospérité, lorsque dans son havre, alors célèbre, il pouvait armer jusqu'à cent vaisseaux; la décadence L'évêque de Dax avait donné l'ordre aux curé, vicaire et régent de Capbreton de n'user que du gascon pour l'instruction de la jeunesse « quoyque dans tous les tems on ait fait usage de la langue françoise à l'instar de ce qui se pratique à Bayonne ». >>. Les jurats et les habitants de Capbreton protestèrent contre cette mesure, et envoyèrent un placet au Secrétaire d'État de la Marine, Rouillé, qui en écrit à M. d'Étigny, intendant de la province'. L'intendant confère avec l'évêque de Dax par l'entremise de son subdélégué, Labèque, le 23 février 1752. Le subdélégué répondit : « Il est vray, Monseigneur, que M. l'évêque a ordonné aux curés et vicaires de la campagne et même aux maîtres d'école d'enseigner son chatéchisme (sic) et de prôner en idiome du païs, attendu que dans chaque parroisse il y a peu ou point d'habitans qui entendent le françois, et que, dans les lieux où il se rencontre des particuliers qui, par leur état et par l'éducation qu'ils ont reçue, savent la langue française, ils entendent en même tems l'idiome gascon par ce moyen les uns et les autres sont à portée de profiter des instructions. Quand au régent, M. l'évêque n'empêche pas qu'il donne ses leçons en françois, qu'il fasse lire et écrire ses écoliers, dans quelle langue les pères trouveront à propos. Il n'empêche pas même qu'il explique en particulier son catéchisme en françois, ainsi qu'il est écrit, aux enfans » (Ve Sérurier, Inst. prim... spéc' en Béarn..., Pau, 1874, extrait du Bull. de la Soc. d. Sc., let. et A. de Pau, 1874, p. 9). La conclusion de l'autorité civile est que « les plaintes contenues dans ce placet n'ont d'autre solidité qu'une sote et petite vanité de la part de quelques bourgeois de Capbreton qui pensent que leur lieu, qui a été autrefois fameux, mérite une distinction sur les campagnes des environs. Ils croyent que c'est les dégrader et mépriser de leur faire prêcher en idiome gascon ». Au surplus « les bourgeois de Capbreton peuvent faire apprendre à leurs enfans toute sorte de langues. M. l'évêque ne s'y oppose pas et ne peut y porter aucun obstacle ». La conclusion est : Je pense que ce placet ne mérite aucune attention (Ib., Ib., p. 9). L'évêque écrit de son côté à l'intendant (D'Acqs, 24 février 1752) « M. de La Beque vous marquera sans doute, Monsieur, combien cette plainte est ridicule de la part de ces gens-là qui méri était venue au XVIe siècle, après que Louis de Foix eut construit devant Bayonne une digue par laquelle il détourna l'Adour de Capbreton. La décadence du français semble liée à celle du port. 1. La lettre de M. d'Étigny à M. Rouillé, secrétaire d'Etat de la marine a été publiée et commentée par M. Villain (Bull. soc. arch. du Gers, 1901, p. 102-108). Elle reproduit en grande partie la lettre du subdélégué Labèque. teroit répréhension. Les instructions, les cathéchismes que font les pasteurs et les régents ne se firent jamais pour enseigner une langue, mais pour faire comprendre et retenir la religion, ce qui ne peut et ne doit se faire que dans la langue que les peuples entendent et parlent eux-mêmes. Or tous entendent le gascon à Capbreton et à peine y a-t-il douze personnes qui sachent le françois, encore moins qui se confessent en françois, la totalité presque des habitants de 40 ou 50 maisons qui forment aujourd'huy cette paroisse étants ou vignerons ou pescheurs. Dans mon diocèse et de tout tems, les bons pasteurs ont instruit, cathéchizé et fait cathéchizer leur peuple en gascon; mes prédécesseurs ont même fait imprimer des instructions en cette langue. Je n'ai trouvé l'ignorance la plus grossière des plus essentielles vérités de Ne Se religion que dans certaines paroisses où l'on n'instruisoit qu'en françois. Le tems qu'on donne à l'instruction est d'ailleurs bien court, il faut l'employer utilement et ce serait le perdre en entier que d'y parler un langage que presque personne n'entend; ces bonnes gens mêmes qui ont fait dresser le placet entendent si peu le françois, qu'en se plaignant que je leur ai envoyé depuis peu un cathéchisme gascon d'un idiome différent du leur, il faut ou qu'ils mentent bien légèrement, ou qu'ils prenent le françois pour du gascon, car il est deffendu d'enseigner dans ce diocèse d'autre cathéchisme que celui que j'ay fait imprimer et dont vous voudrés bien agréer un exemplaire, je crois que vous le trouverés en langue françoise, il est vray que les curés, vicaires et régents doivent le rendre et l'expliquer en langue vulgaire, sans quoy les peuples ne comprennent rien dans leur religion » (Ve Sérurier, o. c., 10). - Acceptons pour vraies les accusations dédaigneuses du subdélégué Labèque. Voilà des bourgeois qui, ne sachant pas eux-mêmes le français, désirent par vanité qu'on s'en serve avec eux, à l'église, et dans les écoles où on enseigne à leurs enfants c'est un sentiment qui se développera et se généralisera plus tard, et qui a été une des causes principales de la décadence du patois — leur évêque ne voit et ne signale que des inconvénients à adopter la langue nationale, et l'intendant accepte sans réserve aucune son raisonnement. On passerait le français à l'école. A l'église le gascon s'impose. Les curés ont le devoir de se servir de cet idiome, puisqu'il assure mieux la diffusion du catéchisme français de leur évêque 1. 1. On trouvera sur les catéchismes en dialectes du Midi des renseignements étendus dans Brun, Rech. hist., 461. |