39 FERDINAND BRUNOT Doyen de la Faculté des Lettres Professeur d'Histoire de la Langue française à l'Université de Paris HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE DES ORIGINES A 1900 Ouvrage couronné par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres TOME VII La propagation du français en France jusqu'à la fin de l'ancien régime LIBRAIRIE ARMAND COLIN 103, BOULEVARD SAINT-MICHEL, 103 A la mort de Louis XIV, le français, devenu depuis longtemps la langue du Roi, de l'État, de la loi, de la Cour, de la bonne société, des Académies, des lettres, pouvait paraître la langue de la France; il ne l'était pas encore. A Paris même, il lui restait des conquêtes à faire, il n'avait pas converti et attiré à lui tous les lettrés, il commençait seulement à s'imposer à la considération des professeurs et des étudiants et à leur paraître digne de leur rang et de leur science. Pis que cela, sitôt qu'on s'éloignait de la région de France où il s'était formé, le peuple des campagnes et même des petites villes l'ignorait ou l'entendait tout au plus, sans le parler. Alors qu'il conquérait l'Europe, presque d'un élan, il gagnait péniblement la France, province par province. Il lui restait dans le royaume des concurrents, et presque, à certains endroits, des rivaux le latin vaincu, mais non évincé, la foule des patois et des langues hétérogènes, allemand, flamand, breton, basque. L'Ancien Régime finit avant que le français fùt maître incontesté de tout le territoire, avant même qu'il eût été établi officiellement dans son rôle de langue souveraine. Toutefois de grands changements avaient eu lieu, tous à son avantage. Nous ne les remarquons pas, parce que l'éclat de la Cour sous le « grand Roi » donne à ceux qui la contemplent une sorte d'éblouissement qui rend leurs yeux à peu près incapables d'apercevoir les réalités, assez misérables, du reste du royaume. On parlait si bien à Versailles qu'il semble qu'on ait dû parler ainsi partout, et nous oublions qu'il fallait un interprète à Marseille, ou que Racine en voyage était incapable de se faire apporter un vase de nuit. Louis XIV ne s'inquiétait guère d'ailleurs qu'à quelques lieues de Paris on le haranguât en patois picard. Jamais ses successeurs ne prêtèrent la moindre attention à un détail de si peu d'importance Histoire de la langue française. VII. 1 qui ne diminuait en rien la soumission des sujets ni les forces de la monarchie. Personne de ceux qui administrèrent au XVIIe siècle n'imagina qu'il y eût un intérêt moral à unir les Français dans la langue du Roi. On en parlait bien dans quelques formules d'Ordonnances, mais c'était une phrase de style et qui ne tirait pas à conséquence. Aucune des instructions données aux agents locaux ne leur indiqua qu'il y eût là une volonté à exécuter ni même un désir à réaliser. Il faut dire que l'Église qui, elle, avait sa langue, et qui y tenait, ne mit guère plus de méthode à la défendre. La question de langue n'existait pas aux yeux des maîtres d'alors. Il en résulta que les choses, faute d'être dirigées, allèrent librement leur train, plus vite ici, plus lentement là, au hasard des poussées et des. résistances. De même qu'on ne s'inquiétait guère de changer les langages, on ne se mettait pas en peine de situer ou de limiter leur domaine. De sorte qu'il existe fort peu de témoignages directs de l'état linguistique du royaume. Il n'y a eu aucune enquête officielle et générale, aucune demande de renseignements comme il eût pu en être adressé aux intendants et comme on en adressera plus tard aux préfets. C'est un particulier, Grégoire, qui, dans les premières années de la Révolution, a eu l'idée d'interroger par une circulaireceux qu'il croyait capables de le renseigner à ce sujet. Les réponses qu'il a reçues, si peu nombreux et si incomplets que soient les renseignements qu'elles contiennent, ont pour nous un prix considérable; on les trouvera citées souvent non seulement dans la partie de cette étude qui concerne la Révolution, mais dans celle-ci, car je me suis cru autorisé par la marche générale des changements linguistiques, ordinairement si lents, à considérer qu'un état décrit en 1791 ne devait pas différer sensiblement de l'état qu'on eût pu. constater deux et même dix années auparavant. En l'absence de renseignements directs et spéciaux, force m'était de me tourner ailleurs. J'ai donc examiné un à un les événements de la vie littéraire, scientifique, administrative, économique, qui avaient pu agir sur les parlers. Il m'apparaît aujourd'hui clairement que les divers faits de la vie des langues, même ceux de leur vie intérieure, s'expliquent par la vie des peuples, des groupes sociaux, des individus, à plus forte raison avais-je des motifs de croire que je trouverais là et des indices de la propagation du français. en France et les causes de ce phénomène. Mon lecteur jugera si mon attente a été trompée, et il s'étonnera peut-être moins de trouver ici retracés à grands traits des faits qui semblent au premier abord étrangers à cette histoire : développement de l'industrie, |