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soit qu'en effet l'auteur y eût mis plus de beautés théâtrales que nous n'avions pensé, soit que l'actrice prêtât son charme ordinaire au rôle qu'elle faisait valoir. Je veux parler de la Bérénice de Racine. Dans quelle disposition d'esprit le spectateur voit-il commencer cette pièce ? Dans un sentiment de mépris pour la faiblesse d'un empereur et d'un Romain1, qui balance, comme le dernier des hommes, entre sa maitresse et son devoir, qui, flottant incessamment dans une déshonorante incertitude, avilit par des plaintes efféminées ce caractère presque divin que lui donne l'histoire ; qui fait chercher dans un vil soupirant de ruelle le bienfaiteur du monde et les délices du genre humain. Qu'en pense le même spectateur après la représentation? Il finit par plaindre cet homme sensible qu'il méprisait, par s'intéresser à cette même passion dont il lui faisait un crime, par murmurer en secret du sacrifice qu'il est forcé d'en faire aux lois de la patrie. Voilà ce que chacun de nous éprouvait à la représentation. Le rôle de Titus, très bien rendu, eût fait de l'effet s'il eût été plus digne de lui; mais tous sentirent que l'intérêt principal était pour Bérénice, et que c'était le sort de son amour qui déterminait l'espèce de la catastrophe3. Non que ses plaintes continuelles donnassent une grande émotion durant le cours de la pièce: mais au cinquième acte, où, cessant de se plaindre, l'air morne, l'œil sec et la voix éteinte, elle faisait parler une douleur froide, approchante1 du désespoir, l'art de l'actrice ajoutait au pathétique du rôle, et les spectateurs, vivement touchés, commençaient à pleurer quand Bérénice ne pleurait plus. Que signifiait cela, sinon qu'on tremblait qu'elle ne fût renvoyée; qu'on sentait d'avance la douleur dont son cœur serait pénétré; et que chacun aurait voulu que Titus se laissât vaincre, même au risque de l'en moins estimer. Ne voilà-t-il pas une tragédie qui a bien rempli son objet, et qui a bien appris aux spectateurs à surmonter les faiblesses de l'amour 5?

1. Rousseau prête au spectateur ses idées sur le « Romain » et sur l'héroïsme intransigeant qu'il lui suppose. Voir pour ces idées dans les Extraits la lettre sur le suicide de la Nouvelle Héloïse.

2. Surnom donné à Titus.

3. Catastrophe. « Se dit au propre de l'évènement qui termine une pièce dramatique ». (Dict. de Féraud).

4. REGLE: Gens portants bâtons et mendiants. Voir p. 78, n. 2.

5. Rousseau est-il bien sûr de n'avoir pas poussé les lecteurs aux mêmes faiblesses sentimentales?

Dans la Nouvelle Héloïse, il arrache Saint-Preux à Julie pour qu'elle obéisse à son père. Mais il l'arrache de telle façon que, dès le 18e siècle, il n'y eut pas un lecteur à ne pas souhaiter que Julie fût moins docile à son père et plus fidèle à SaintPreux.

L'évènement dément ces vœux secrets; mais qu'importe ? le dénouement n'efface point l'effet de la pièce. La reine part sans le congé du parterre: l'empereur la renvoie invitus invitam, on peut ajouter invito spectatore1. Titus a beau rester Romain, il est seul de son parti; tous les spectateurs ont épousé Bérénice.

Quand même on pourrait me disputer cet effet, quand même on soutiendrait que l'exemple de force et de vertu qu'on voit dans Titus vainqueur de lui même, fonde l'intérêt de la pièce, et fait qu'en plaignant Bérénice on est bien aise de la plaindre, on ne ferait que rentrer en cela dans mes principes, parce que, comme je l'ai déjà dit3, les sacrifices faits au devoir et à la vertu ont toujours un charme secret, même pour les cœurs corrompus; et la preuve que ce sentiment n'est point l'ouvrage de la pièce, c'est qu'ils l'ont avant qu'elle commence. Mais cela n'empêche pas que certaines passions satisfaites ne leur semblent préférables à la vertu même, et que, s'ils sont contents de voir Titus vertueux et magnanime, ils ne le fussent encore plus de le voir heureux et faible, ou du moins qu'ils ne consentissent volontiers à l'être à sa place1. Pour rendre cette vérité sensible, imaginons un dénouement tout contraire à celui de l'auteur. Qu'après avoir mieux consulté son cœur, Titus, ne voulant ni enfreindre les lois de Rome, ni vendre le bonheur à l'ambition, vienne, avec des maximes opposées, abdiquer l'empire aux pieds de Bérénice; que, pénétrée d'un si grand sacrifice, elle sente que son devoir serait de refuser la main de son amant, et que pourtant elle l'accepte; que tous deux, enivrés des charmes de l'amour, de la paix, de l'innocence, et renonçant aux vaines grandeurs, prennent, avec cette douce joie qu'inspirent les vrais mouvements de la nature, le parti d'aller vivre heureux et ignorés dans un coin de la terre, qu'une scène si touchante soit animée des sentiments tendres et pathétiques que fournit la matière, et que Racine eût si bien fait valoir; que Titus, en quittant les Romains, leur adresse un discours tel que la circonstance et le sujet le comportent: n'est-il pas clair, par exemple,

1. « Malgré lui, malgré elle >> (Expression de Suétone).-«Malgré le spectateur ».

2. C'est-à-dire «de ne pas avoir à regretter une faiblesse de Titus ».

*

3. Voir dans la Lettre, p. 91. 4. Chercher si les deux hypothèses s'équivalent exactement.

5. C'est justement la situation dans laquelle se trouvent Julie et Saint-Preux.

Milord Edouard leur offre la fortune et un asile où ils pourront se marier en Angleterre. Mais il faut quitter en les désespérant son père et sa mère : Julie refuse (II, 3, 6, 7).

qu'à moins qu'un auteur ne soit de la dernière maladresse, un tel discours doit faire fondre en larmes toute l'assemblée? La pièce, finissant ainsi, sera, si l'on veut, moins bonne, moins instructive, moins conforme à l'histoire ; mais en fera-t-elle moins de plaisir ? et les spectateurs en sortiront-ils moins satisfaits? Les quatre premiers actes subsisteraient à peu près tels qu'ils sont; et cependant on en tirerait une leçon directement contraire. Tant il est vrai que les tableaux de l'amour font toujours plus d'impression que les maximes de la sagesse, et que l'effet d'une tragédie est tout à fait indépendant de celui du dénoûment1.

[Rousseau continue sa lettre en montrant que les inconvénients du théâtre se multiplient si l'on considère qu'il entraîne le goût du luxe et de la paresse. Utile peut-être dans une grande ville où il prend la place de divertissements qui seraient plus funestes encore, il ruinerait les mœurs de gens encore simples. On ne peut le supposer installé chez les Montagnons, paisibles habitants d'une vallée aux environs de Neuchâtel, sans voir les désordres et la corruption ruiner leur bonheur rustique.]

Les Montagnons.

Je me souviens d'avoir vu dans ma jeunesse aux environs de Neuchâtel, un spectacle assez agréable et peut-être unique sur la terre, une montagne entière couverte d'habitations dont chacune fait le centre des terres qui en dépendent; en sorte que ces maisons, à distances aussi égales que les fortunes des propriétaires, offrent à la fois aux nombreux habitants de cette montagne le recueillement de la retraite et les douceurs de la société. Ces heureux paysans, tous à leur aise, francs de tailles, d'impôts, de subdélégués3, de corvées, cultivent avec tout le soin possible des biens dont le produit est pour eux, et emploient les loisirs que cette culture leur laisse à faire mille ouvrages de leurs mains, et à mettre à profit le génie inventif que leur donna la nature. L'hiver surtout, temps où la hauteur des neiges leur ôte

1. C'est l'argument que tous les adversaires du théâtre ont fait valoir avant Rousseau et feront encore valoir après lui.

* Comparer cette discussion avec les affirmations contraires de Racine dans la Préface de Phèdre.

2. Quand il avait quitté Lau

sanne où il donnait des leçons de musique, pour passer tout un hiver à Neuchâtel (17301731), en vivant également de leçons.

3. Les subdélégués étaient des fonctionnaires qui représen taient l'intendant dans les principales villes de son ressort.

une communication facile, chacun renfermé bien chaudement, avec sa nombreuse famille, dans sa jolie et propre maison de bois1 qu'il a bâtie lui-même, s'occupe de mille travaux amusants qui chassent l'ennui de son asile, et ajoutent à son bien-être. Jamais menuisier, serrurier, vitrier, tourneur de profession, n'entra dans le pays, tous le sont pour eux-mêmes, aucun ne l'est pour autrui; dans la multitude de meubles 3 commodes et même élégants qui composent leur ménage et parent leur logement, on n'en voit pas un qui n'ait été fait de la main du maître. Il leur reste encore du loisir pour inventer et faire mille instruments divers, d'acier, de bois, de carton, qu'ils vendent aux étrangers, dont plusieurs mêmes parviennent jusqu'à Paris, entre autres ces petites horloges de bois qu'on y voit depuis quelques années. Ils en font aussi de fer; ils font même des montres; et, ce qui paraît incroyable, chacun réunit à lui seul toutes les professions diverses dans lesquelles se subdivise l'horlogerie, et fait tous ses outils luimême.

Ce n'est pas tout ils ont des livres utiles et sont passablement instruits; ils raisonnent sensément de toutes choses, et de plusieurs avec esprit. Ils font des siphons, des aimants, des lunettes, des pompes, des baromètres, des chambres noires; leurs tapisseries sont des multitudes d'instruments de toute espèce: vous prendriez le poêle d'un pay

1. Je crois entendre un bel esprit de Paris se récrier, pourvu qu'il ne lise pas lui-même, à cet endroit comme à bien d'autres, et démontrer doctement aux dames (car c'est surtout aux dames que ces messieurs démontrent) qu'il est impossible qu'une maison de bois soit chaude. «Grossier mensonge erreur de physique ! Ah! pauvre auteur » Quant à moi je crois la démonstration sans réplique. Tout ce que je sais c'est que les Suisses passent chaudement leur hiver, au milieu des neiges, dans des maisons de bois. (Note de Rousseau).

Notons que les chalets sont chauds par une construction très ingénieuse. Deux cloisons de planches laissant entre elles un matelas d'air. Sur la cloison extérieure on cloue des lamelles de bois, disposées comme des ardoises, en interposant une couche de papier, mauvais conducteur de la chaleur.

2. Autrement dit des chalets. Rousseau a donné le mot dans la Nouvelle Héloïse (I, 36), mais en l'expliquant par une note. La fortune du mot (que le Dict. de Féraud ne donne pas encore en 1787) date de la Nouvelle Héloise.

3. «Meuble... Tout ce qui est destiné au service d'une maison» (Dict. de Furetière de 1732). Le Dict. de Féraud en 1787 distingue, comme aujourd'hui, les meubles proprement dits et les ustensiles. Il indique qu'on confond encore les deux sens. Rousseau emploie certainement le mot dans le sens de Furetière.

4. C'est-à-dire il n'y a pour tapisser les murs que des instru

ments...

5. Poêle... On le dit aussi de la chambre où est le poêle » (Dict. de Féraud. 1787).

san pour un atelier de mécanique et pour un cabinet de physique expérimentale. Tous savent un peu dessiner, peindre, chiffrer; la plupart jouent de la flûte; plusieurs ont1 un peu de musique et chantent juste. Ces arts ne leur sont point enseignés par des maîtres, mais leur passent, pour ainsi dire, par tradition. De ceux que j'ai vus savoir la musique, l'un me disait l'avoir apprise de son père, un autre de sa tante, un autre de son cousin; quelques-uns croyaient l'avoir toujours sue. Un de leurs plus fréquents amusements est de chanter avec leurs femmes et leurs enfants les psaumes à quatre parties; et l'on est tout étonné d'entendre sortir de ces cabanes champêtres l'harmonie forte et mâle de Goudimel', depuis si longtemps oubliée de nos savants artistes.

Je ne pouvais non plus me lasser de parcourir ces charmantes demeures, que3 les habitants de m'y témoigner la plus franche hospitalité. Malheureusement j'étais jeune; ma curiosité n'était que celle d'un enfant, et je songeais plus à m'amuser qu'à m'instruire. Depuis trente ans, le peu d'observations que je fis se sont effacées dans ma mémoire. Je me souviens seulement que j'admirais sans cesse, en ces hommes singuliers, un mélange étonnant de finesse et de simplicité, qu'on croirait presque incompatibles, et que je n'ai plus observé nulle part. Du reste, je n'ai rien retenu de leurs mœurs, de leur société, de leurs caractères. Aujourd'hui que j'y porterais d'autres yeux, faut-il ne revoir plus cet heureux pays"? Hélas! il est sur la route du mien.

Après cette légère idée, supposons qu'au sommet de la montagne dont je viens de parler, au centre des habitations, on établisse un spectacle fixe et peu coûteux, sous prétexte, par exemple, d'offrir une honnête récréation à des gens continuellement occupés, et en état de supporter cette petite dépense; supposons encore qu'ils prennent du goût pour ce

1. Cet emploi du verbe avoir a persisté dans quelques expressions: «< avoir des lettres... de la lecture, etc. »>

2. Musicien franc-comtois du 16° siècle qui a composé un chant à 4 parties sur la traduction des psaumes par Marot et Théodore de Bèze.

3. Non plus... que pas plus... que. Fréquent au 17e siècle : «Ils ne savaient non plus de nouvelles du monde que si un océan immense les en eût séparés ». (BOSSUET.)

4. Exactement vingt-huit ans.

5. Cet accord du verbe avec un substantif collectif ou un substantif au pluriel dépendant d'un adverbe de quantité est de règle au 17e siècle. On trouve pourtant déjà le singulier. Les grammairiens et l'Académie discutent longuement sur la règle.

6. Rousseau devait le revoir malgré lui, pendant son exil à Motiers-Travers, dans le canton de Neuchâtel.

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