délivrer pour toujours1. J'allai malheureusement me rappeler le dîner du château de Toune, et ma rencontre avec ces deux charmantes filles, dans la même saison et dans des lieux à peu près semblables à ceux où j'étais dans ce moment?. Ce souvenir, que l'innocence qui s'y joignait me rendait plus doux encore, m'en rappela d'autres de la même espèce. Bientôt je vis rassemblés autour de moi tous les objets qui m'avaient donné de l'émotion dans ma jeunesse..... Que fis-je en cette occasion? Déjà mon lecteur l'a deviné, pour peu qu'il m'ait suivi jusqu'ici3. L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères : et ne voyant rien d'existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon cœur. Jamais cette ressource ne vint plus à propos, et ne se trouva si féconde. Dans mes continuelles extases, je m'enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui jamais soient entrés dans un cœur d'homme. Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d'amis sûrs, tenures, fidèles, tels que je n'en trouvai jamais ici-bas1. Je pris un tel goût à planer ainsi dans l'empyrée, au milieu des objets charmants dont je m'étais entouré, que j'y passais les heures, les jours sans compter; et perdant le souvenir de toute autre chose, à peine avais-je mangé un morceau à la hâte, que je brûlais de m'échapper pour courir retrouver mes bosquets. Quand, prêt à partir pour le monde enchanté, je voyais arriver de malheureux mortels qui venaient me retenir sur la terre, je ne pouvais ni modérer ni cacher mon 1. Rousseau fait allusion aux travaux qu'il poursuivait alors et qui l'obligeaient à des pensées « dures et sévères » : le Contrat Social, l'étude des manus crits de l'abbé de Saint-Pierre, une Morale sensitive ou le Matérialisme du sage (dont il ne reste presque rien), le Dictionnaire de musique. 2. Il s'agit de la promenade où, dans la vallée du Fier, il rencontra Miles de Graffenried et Galley, et qu'il a racontée dans les Confessions. Le nom exact du chateau se prononce aussi Thônes. 3. C'est-à-dire : « pour peu que le lecteur ait suivi dans le récit des Confessions tout ce qui montre l'invincible penchant de Rousseau pour la rêverie et son goût de vivre au milieu des chimères qu'il se crée». Voir par exemple le Voyage de Turin dans les Confessions. 4. Sans peut-être s en uouter, Rousseau formule la critique a plus grave que l'on puisse faire à la Nouvelle Héloïse. SaintPreux mis à part, parce qu'il est Rousseau, les autres personlia ges sont souvent trop parfaits pour être toujours vivants. Etudier à ce sujet a tendance de Rousseau a choisir des situations et des etres theoriques (Voir Discours sur l'Inegalité, l'Emile, le Contrat Social). dépit1 et, n'étant plus maître de moi, je leur faisais un accueil si brusque, qu'il pouvait porter le nom de brutal. Cela ne fit qu'augmenter ma réputation de misanthropie, par tout ce qui m'en eût acquis une bien contraire, si l'on eût mieux lu dans mon cœur. Je me figurai l'amour, l'amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j'avais toujours adoré. J'imaginai deux amies plutôt que deux àmis, parce que si l'exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues, mais différents; de deux figures non pas parfaites, mais de mon goût, qu'animaient la bienveillance et la sensibilité. Je fis l'une brune et l'autre blonde, l'une vive et l'autre douce, l'une sage et l'autre faible; mais d'une si touchante faiblesse, que la vertu semblait y gagner............. Je n'admis ni rivalité, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature. Epris de mes deux charmants modèles, je m'identifiais avec Saint-Preux le plus qu'il m'était possible; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais 3. Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convint, je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j'eusse vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point de paysage assez touchant à mon gré. Les vallées de la Thessalie m'auraient pu contenter, si je les avais vues1, mais mon imagination, fatiguée à inventer", voulait quelque lieu réel qui pût lui servir de point d'appui, et me faire illusion sur la réalité des habitants que j'y voulais mettre. Je songeai longtemps aux îles Borromées, dont l'aspect délicieux m'avait 1. Jean-Jacques, déjà célèbre, recevait de nombreuses visites. Il les détesta toujours. Une anecdote contemporaine raconte qu'à l'île Saint-Pierre, pour les fuir, il montait se cacher dans les arbres. 2. Entendons: «querelle et jalousie durables », car il y a une querelle violente entre Milord Edouard et Saint-Preux (I, 56). 3. L'aveu est à retenir. Sur ce qu'il y a de souvenirs personnels dans le personnage de SaintPreux, voir l'Introduction, p. 37. 4. Les vallées de la Thessalie sont celles où la tradition place l'âge d'or. La convention poétique continuait à y situer d'innombrables églogues, aussi doucereuses que factices. Remarquons combien Rousseau a subi l'influence de ces bergerades mensongères. La Nouvelle Héloïse a failli se transformer en un « poème en prose» analogue aux pastorales de Florian, ou aux paysages du Télémaque (l'île de Calypso). 5. REGLE Essayer à ou essayer de. (Voir p. 94. n. 6). transporté; mais j'y trouvai trop d'ornement et d'art pour mes personnages. Il me fallait cependant un lac1, et je finis par choisir celui autour duquel mon cœur n'a jamais cessé d'errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac à laquelle depuis longtemps mes vœux ont placé ma résidence dans le bonheur imaginaire auquel le sort m'a borné". Le lieu natal de ma pauvre maman3 avait encore pour moi un attrait de prédilection, Le contraste des positions, la richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté de l'ensemble qui ravit les sens, émeut le cœur, élève l'âme, achevèrent de me déterminer, et j'établis à Vevey mes jeunes pupilles1. Voilà tout ce que j'imaginai du premier bond; le reste n'y fut ajouté que dans la suite. Je me bornai longtemps à un plan si vague, parce qu'il ' suffisait pour remplir mon imagination d'objets agréables, et mon cœur de sentiments dont il aime à se nourrir. Ces fictions, à force de revenir, prirent enfin plus de consistance, et se fixèrent dans mon cerveau sous une forme déterminée. Ce fut alors que la fantaisie me prit d'exprimer sur le papier quelques-unes des situations qu'elles m'offraient; et rappelant tout ce que j'avais senti dans ma jeunesse, de donner ainsi l'essor en quelque sorte au désir d'aimer, que je n'avais pu satisfaire, et dont je me sentais dévoré. Je jetai d'abord sur le papier quelques lettres éparses, sans suite et sans liaison, et, lorsque je m'avisai de les vouloir coudre, j'y fus souvent fort embarrassé. Ce qu'il y a de peu croyable et de très vrai est que les deux premières parties ont été écrites presque en entier de cette manière, sans que j'eusse aucun plan bien formé, et même sans prévoir qu'un jour je serais tenté d'en faire un ouvrage en règle. Aussi voit-on que ces deux parties, formées après coup de matériaux qui n'ont pas été taillés pour la place qu'ils occupent, sont pleines d'un remplissage verbeux qu'on ne trouve pas dans les autres. 1. Dire pourquoi. Etudier le goût de Rousseau pour l'eau. (Voir les Extraits.) 2. Rousseau se souvient surtout d'une promenade de six jours faite avec des amis genevois autour du lac, pendant son voyage à Genève en 1754. 3. Mme de Warens. Elle était morte le 24 mai 1760, accablée de dettes et de misère. 4. Rousseau avait visité égale ment la rive de Savoie, mais il indique, dans la Nouvelle Héloïse (IV, 17), le contraste entre le pays suisse et le pays savoyard ruiné par les impôts et l'incapacité du gouvernement. 5. RÈGLE: Il se faut entr'aider. Voir p. 76, n. 5. 6. C'est ce qui faisait dire à Diderot que le style en était «< feuillet» (= feuillu, touffu). A vrai dire, il n'y a dans ces deux Analyse et Extraits. Le Voyage du Valais. [Saint-Preux, précepteur de Julie d'Etange, s'est épris d'amour pour son élève. Julie lui a avoué qu'elle l'aimait. Mais leur tendresse semble sans espoir, car Saint-Preux est roturier et M. d'Etange ne mariera sa fille qu'à un homme de son rang. Par prudence et pour éviter que leurs sentiments, ne se trahissent, Julie a demandé à Saint-Preux de s'éloigner pendant quelque temps et d'achever quelques affaires qui l'appelaient dans le Valais. Saint-Preux en voyage écrit à Julie la lettre suivante.] A peine ai-je employé huit jours à parcourir un pays qui demanderait des années d'observation: mais, outre que la neigé me chasse, j'ai voulu revenir au-devant du courrier qui m'apporte, j'espère, une de vos lettres. En attendant qu'elle arrive, je commence par vous écrire celle-ci, après laquelle j'en écrirai, s'il est nécessaire, une seconde pour répondre à la vôtre. Je ne vous ferai point ici un détail1 de mon voyage et de mes remarques; j'en ai fait une relation que je compte vous porter. Il faut réserver notre correspondance pour les choses qui nous touchent de plus près l'un et l'autre. Je me contenterai de vous parler de la situation de mon âme : il est juste de vous rendre compte de l'usage qu'on fait de votre bien. J'étais parti, triste de mes peines et consolé de votre joie2; ce qui me tenait dans un certain état de langueur qui n'est pas sans charme pour un cœur sensible. Je gravissais lentement et à pied des sentiers assez rudes, conduit par un homme que j'avais pris pour être mon guide, et dans lequel, durant toute la route, j'ai trouvé plutôt un ami qu'un mercenaire. Je voulais rêver, et j'en étais toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d'immenses roches pendaient en ruines3 au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes et premières parties à peu près aucune action ni composition. C'est un recueil de lettres d'amour. Tout ce morceau est d'une extrême importance pour bien comprendre la nouveauté de la Nouvelle Héloïse et l'ardent accent de sincérité et d'émotion qui bouleversa les contemporains. 1. Nous dirions le détail ou (avec une épithète) un long détail. 2. A cause du retour du père de Julie. 3. Expression traditionnelle et empruntée au latin (ruinis pendebant). bruyantes cascades m'inondaient de leur épais brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n'osaient sonder la profondeur. Quelquefois je me perdais dans l'obscurité d'un bois touffu. Quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards1. Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main' des hommes, où l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré : à côté d'une caverne on trouvait des maisons; on voyait des pampres secs où l'on n'eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d'excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices. Ce n'était pas seulement le travail des hommes qui ren. dait ces pays étranges si bizarrement contrastés; la nature semblait encore prendre plaisir à s'y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvait différente en un même ; lieu sous divers aspects. Au levant les fleurs du printemps, au midi les fruits de l'automne, au nord les glaces de l'hiver elle réunissait toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires/ sur le même sol, et formait l'accord inconnu partout ail-` leurs des productions des plaines et de celles des Alpes. Ajoutez à tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts différemment éclairées, le clair obscur du soleil et des ombres, et tous les accidents de lumière qui en résultaient le matin et le soir; vous aurez quelque idée des scènes continuelles qui ne cessèrent d'attirer mon admiration, et qui semblaient m'être offertes en un vrai théâtre : car la perspective des monts étant verticale frappe les yeux tout à la fois et bien plus puissamment que celle des plaines, qui ne se voit qu'obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre 3. 1. Rousseau veut parler non de la plaine du Valais qui est, le long du Rhône, assez uniforme, mais des hautes vallées de montagnes. Il les avait parcourues en revenant de Venise en France par Bergame, Côme, Domo d'Ossola et le glacier du Rhône. 2. Terme de peinture. Effet de lumière obtenu quand le soleil. frappe si vivement certaines surfaces qu'il éclaire à demi et indirectement les parties laissées dans l'ombre. 3. Cette dernière remarque est juste et précise. Tout le reste de la description reste encore vague et se borne à des généralités, où le souci de l'antithèse tient plus de place que celui du pittoresque. Rousseau a mieux senti la montagne qu'il ne l'a vue. Il faudra attendre Ramond [Notes au Voyage en Suisse, de Coxe (en 1782) et Observations faites dans les Pyrénées (1789)}, pour trouver des images plus précises. *Comparer cette description avec celle de la promenade sur |