J'attribuai, durant la première journée, aux agréments de cette variété le calme que je sentais renaître en moi. J'admirais l'empire qu'ont sur nos passions les plus vives les êtres les plus insensibles, et je méprisais la philosophie de ne pouvoir pas même autant sur l'âme qu'une suite d'objets inanimés1. Mais cet état paisible ayant duré la nuit et augmenté le lendemain, je ne tardai pas de juger qu'il avait encore quelque autre cause qui ne m'était pas connue. J'arrivai ce jour-là sur des montagnes les moins élevées, et, parcourant ensuite leurs inégalités, sur celles des plus hautes qui étaient à ma portée. Après m'être promené dans les nuages, j'atteignais un séjour plus serein, d'où l'on voit dans la saison le tonnerre et l'orage se former au-dessous de soi; image trop vaine de l'âme du sage, dont l'exemple n'exista jamais, ou n'existe qu'aux mêmes lieux d'où l'on en a tiré l'emblème. Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l'air où je me trouvais la véritable cause du changement de mon humeur, et du retour de cette paix intérieure que j'avais perdue depuis si longtemps3. En effet, c'est une impression générale qu'éprouvent tous les hommes, quoiqu'ils ne l'observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l'air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l'esprit; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n'a rien d'âcre et de sensuel. Il semble qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu'à mesure qu'on approche des régions éthérées, l'âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d'être et de penser: tous les désirs trop vifs s'émoussent; ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux ; ils ne laissent au fond du cœur qu'une émotion légère et douce; et c'est ainsi qu'un heureux climat fait servir à la félicité de l'homme les passions qui font ailleurs le lac (Lecture expliquée, p. 58), ou le Jardin de Julie). 1. Il s'agit ici d'une impres sion, et Rousseau les note aussi fortement qu'il insiste peu sur le pittoresque. C'est la première fois que l'on marquait aussi clairement le lien qui peut unir notre âme au spectacle des choses. 2. C'est-à-dire que dans les hautes montagnes d'où l'on a tiré le symbole de l'homme qui domine les orages. 3. Par son amour pour Julie, à peu près sans espoir. son tourment1. Je doute qu'aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs' pût tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l'air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale3: Qui non palazzi, non teatro o loggia; Ma' n lor vece un' abete, un faggio, un pino, Supposez les impressions réunies de ce que je viens de vous décrire, et vous aurez quelque idée de la situation délicieuse où je me trouvais. Imaginez la variété, la grandeur, la beauté de mille étonnants spectacles; le plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des oiseaux étranges, des plantes bizarres et inconnues, d'observer en quelque sorte une autre nature, et de se trouver dans un nouveau monde. Tout cela fait aux yeux un mélange inexprimable, dont le charme augmente encore par la subtilité de l'air qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marqués, rapproche tous les points de vue; les distances paraissant moindres que dans les plaines, où l'épaisseur de l'air' couvre la terre d'un voile, l'horizon présente aux yeux 1. Ces impressions sur la montagne étaient absolument neuves (Voir l'Introduction. p. 39). Et même le style de Rousseau, vague dans la description pittoresque, prend dans l'évocation des émotions une telle précision d'énergie (volupté tranquille qui n'a rien d'acre et de sensuel, ils perdent cette pointe aigüë émotion légère et douce) qu'on lui emprunte, avec le souvenir des impressions, les termes mêmes qui les expriment. Un grand nombre de voyageurs, depuis le genevois Deluc jusqu'à Ramond, copient, citent ou rappellent ce passage. 2. Les vapeurs étaient alors une maladie à la mode : « affections du corps humain, qu'on croyait causées par des fumées élevées de l'estomac dans le cerveau, et qu'on attribue aujour d'hui avec plus de raison aux mouvements spasmodiques des nerfs » (Dict. de Féraud, 1787). Pour remédier à cette tension « spasmodique », un médecin, Pomme, mettra à la mode, vers 1770, une méthode « humectante ». L'explication de Féraud est naturellement erronée. Les vapeurs peuvent sans doute se comparer à notre moderne neurasthénie. Le mot de vapeurs se trouve déjà dans Mme de Sévigné. 3. Rappelons-nous que Rousseau avait commencé une Morale sensitive ou le Matérialisme du sage, où il voulait montrer l'influence de l'hygiène sur le caractère. 4. « Au lieu des palais, des pavillons, des théâtres, les chênes, les noirs sapins, les hêtres, s'élancent de l'herbe verte au sommet des monts, et semblent élever au ciel, avec leurs têtes, les yeux et l'esprit des mortels » (Pétrarque). Traduction de Rousseau. 5. Nous dirions aujourd'hui, la plus grande densité. Il faudrait y ajouter que l'air des hautes montagnes est beaucoup moins chargé d'humidité. plus d'objets qu'il semble n'en pouvoir contenir : enfin le spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit l'esprit et les sens; on oublie tout, on s'oublie soimême, on ne sait plus où l'on est..... Tandis que je parcourais avec extase ces lieux si peu connus et si dignes d'être admirés, que faisiez-vous cependant, ma Julie? Etiez-vous oubliée de votre ami? Julie oubliée ! Ne m'oublierais-je pas plutôt moi-même ? et que pourrais-je être un moment seul, moi qui ne suis plus rien que par vous? Je n'ai jamais mieux remarqué avec quel instinct je place en divers lieux notre existence commune selon l'état de mon âme. Quand je suis triste, elle se réfugie auprès de la vôtre, et cherche des consolations aux lieux où vous êtes; c'est ce que j'éprouvais en vous quittant. Quand j'ai du plaisir, je n'en saurais jouir seul, et pour le partager avec vous je vous appelle alors où je suis. Voilà ce qui m'est arrivé durant toute cette course, où la diversité des objets me rappelant sans cesse en moi-même, je vous conduisais partout avec moi. Je ne faisais pas un pas que nous ne le fissions ensemble. Je n'admirais pas une vue sans me hâter de vous la montrer. Tous les arbres que je rencontrais vous prêtaient leur ombre, tous les gazons vous servaient de siège. Tantôt, assis à vos côtés, je vous aidais à parcourir des yeux les objets; tantôt, à vos genoux, j'en contemplais un plus digne des regards d'un homme sensible1. Rencontraisje un pas difficile, je vous le voyais franchir avec la légèreté d'un faon qui bondit après sa mère. Fallait-il traverser un torrent, j'osais presser dans mes bras une si douce charge; je passais le torrent lentement, avec délices, et voyais à regret le chemin que j'allais atteindre. Tout me rappelait à vous dans ce séjour paisible, et les touchants attraits de la nature, et l'inaltérable pureté de l'air, et les mœurs simples des habitants, et leur sagesse égale et sûre, et l'aimable pudeur du sexe, et ses innocentes grâces; et tout ce qui frappait agréablement mes yeux et mon cœur leur peignait celle qu'ils cherchent 2. 1. « L'homme sensible » n'a pas été, comme on l'a dit, rigoureusement inventé par Rousseau. Il y en a quelques types dans les romans, vers 1750; mais c'est Rousseau qui, le premier, lui a donné une âme vivante. 2. Des passages comme celuilà marquent la grande nouveauté que La Nouvelle Héloïse ap porte dans le sentiment de la nature. Rousseau apprend non à l'aimer, mais à l'aimer à travers des émotions. (Voir l'Introduction, p. 41.) Comparer tout ce passage avec l'Isolement, de Lamartine: « Un seul être vous manque et tout [est dépeuplé. D « Oma Julie ! disais-je avec attendrissement, que ne puis-je couler mes jours avec toi dans ces lieux ignorés, heureux de notre bonheur et non du regard des hommes! Que ne puis-je ici rassembler toute mon âme en toi seule, et devenir à mon tour l'univers pour toi! Saint-Preux quitte Julie. [La destinée de Julie et de Saint-Preux s'aggrave. Un ami de SaintPreux, l'anglais Milord Edouard, a vainement tenté de décider M. d'Etange à unir les deux jeunes gens. M. d'Etange s'est indigné à l'idée d'une mésalliance. On commence à causer dans la ville de l'intimité entre l'élève et son ancien précepteur. Des rumeurs sont venues aux oreilles du père. Après une scène de colère violente où il a frappé sa fille, Claire, amie intime de Julie, la décide à éloigner celui qu'elle aime. Saint-Preux doit partir pour Paris. Milord Edouard et M. d'Orbe, fiancé de Claire, sont chargés de l'y décider. Claire fait à son amie le récit de la scène.] Toutes les mesures que j'avais prises et dont je te rendis compte hier ont été suivies de point en point. En rentrant chez moi j'y trouvai M. d'Orbe et Milord Edouard. Je commençai par déclarer au dernier ce que nous savions de son héroïque générosité1, et lui témoignai combien nous en étions toutes deux pénétrées. Ensuite je leur exposai les puissantes raisons que nous avions d'éloigner promptement ton ami, et les difficultés que je prévoyais à2 l'y résoudre. Milord sentit parfaitement tout cela, et montra beaucoup de douleur de l'effet qu'avait produit son zèle inconsidéré. Ils convinrent qu'il était important de précipiter le départ de ton ami, et de saisir un moment de consentement pour prévenir de nouvelles irrésolutions, et l'arracher au continuel danger du séjour. Je voulais charger M. d'Orbe de faire à son insu les préparatifs convenables; mais Milord, regardant cette affaire comme la sienne, voulut en prendre le soin. Il me promit que sa chaise3 serait prête ce matin à onze heures, ajoutant qu'il l'accompagnerait aussi loin qu'il serait nécessaire, et proposa de l'emmener d'abord sous un autre prétexte, pour le déterminer plus loisir. Cet expédient ne me parut pas assez franc pour nous et 1. Il a en effet plaidé chaleureusement la cause de SaintPreux auprès du père de Julie. 2. RÈGLE: A quelle utilité ? Voir p. 65, n. 3. 3. Sa chaise de poste. pour notre ami, et je ne voulus pas non plus l'exposer loin de nous au premier effet d'un désespoir qui pouvait plus aisément échapper aux yeux de Milord qu'aux miens. Je n'acceptai pas, par la même raison, la proposition qu'il fit de lui parler lui-même et d'obtenir son consentement. Je prévoyais que cette négociation serait délicate, et je n'en voulus charger que moi seule; car je connais plus sûrement les endroits sensibles de son cœur, et je sais qu'il règne toujours entre hommes une sécheresse qu'une femme sait mieux adoucir. Cependant je conçus que les soins de Milord ne nous seraient pas inutiles pour préparer les choses. Je vis tout l'effet que pouvaient produire sur un cœur vertueux les discours d'un homme sensible qui croit n'être qu'un philosophe1, et quelle chaleur la voix d'un ami pouvait donner aux raisonnements d'un sage. J'engageai donc Milord Edouard à passer avec lui la soirée, et, sans rien dire qui eût un rapport direct à sa situation, de disposer 2 insensiblement son âme à la fermeté stoïque. « Vous qui savez si bien votre Epictète, lui dis-je, voici le cas où jamais de l'employer utilement. Distinguez avec soin les biens apparents des biens réels, ceux qui sont en nous de ceux qui sont hors de nous. Dans un moment où l'épreuve se prépare au dehors, prouvez-lui qu'on ne reçoit jamais de mal que de soi-même, et que le sage, se portant partout avec lui, porte aussi partout son bonheur. >> Je compris à sa réponse que cette légère ironie3, qui ne pouvait le fâcher, suffisait pour exciter son zèle, et qu'il comptait fort m'envoyer le lendemain ton ami bien préparé. C'était tout ce que j'avais prétendu1; car, quoique au fond je ne fasse pas grand cas, non plus que toi, de toute cette philosophie parlière', je suis persuadée qu'un honnête homme a toujours quelque honte de changer de 1. Rousseau a en effet prêté à Milord Edouard le caractère que l'on donnait volontiers à l'Anglais vers 1750, une impassibilité stoïque et raisonneuse. Mais il montre que cette froideur apparente cache chez lui une sensibilité vive et même des passions violentes, causes des aventures qui sont esquissées dans plusieurs lettres de la 5 partie et narrées dans l'opuscule rédigé pour Mmc de Luxembourg, Les Aventures de Milord Edouard. 2. Remarquer la double cons truction de «< engageai à passer... de disposer ». Voir la RÈGLE : Essayer à ou de, p. 94, n. 6. 3. L'ironie s'explique par le cas que Claire d'Orbe dit faire plus bas de la « philosophie parlière ». 4. Prétendre ne s'emploierait plus comme verbe actif. Féraud en 1787 distingue le sens actif : « demander avec assurance comme une chose qui est due », et le sens neutre (avec la préposition à): « aspirer à ». 5. Vieux mot pour «parleuse» qui se trouve dans Montaigne |