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maximes du soir au matin, et de se dédire, en son cœur, dès le lendemain, de tout ce que sa raison lui dictait la veille.

M. d'Orbe voulait être aussi de la partie, et passer la soirée avec eux, mais je le priai de n'en rien faire ; il n'aurait fait que s'ennuyer, où gêner l'entretien. L'intérêt que je prends à lui ne m'empêche pas de voir qu'il n'est point du vol des deux autres. Ce penser mâle des âmes fortes, qui leur donne un idiome si particulier, est une langue dont il n'a pas la grammaire1. En les quittant je songeai au punch 2 et, craignant les confidences anticipées, j'en glissai un mot en riant à Milord. « Rassurez-vous, me dit-il, je me livre aux habitudes quand je n'y vois aucun danger; mais je ne m'en suis jamais fait l'esclave; il s'agit ici de l'honneur de Julie, du destin, peut-être de la vie d'un homme et de mon ami. Je boirai du punch selon ma coutume, de peur de donner à l'entretien quelque air de préparation; mais ce punch sera de la limonade; et, comme il s'abstient d'en boire3, il ne s'en apercevra point. »Ne trouves-tu pas, ma chère, qu'on doit être bien humilié d'avoir contracté des habitudes qui forcent à de pareilles précautions ?

J'ai passé la nuit dans de grandes agitations qui n'étaient pas toutes pour ton compte. Les plaisirs innocents de notre première jeunesse, la douceur d'une ancienne familiarité, la société plus resserrée encore depuis une annéé entre lui et moi par la difficulté qu'il avait de te voir; tout portait dans mon âme l'amertume de cette séparation. Je sentais que j'allais perdre avec la moitié de toi-même une partie de ma propre existence. Je comptais les heures avec inquiétude, et, voyant poindre le jour, je n'ai pas vu naître sans effroi celui qui devait décider de ton sort. J'ai passé la matinée à méditer mes discours et à réfléchir sur l'impression qu'ils pouvaient faire. Enfin l'heure est venue, et j'ai vu entrer ton ami. Il avait l'air inquiet, et m'a demandé précipitamment de tes nouvelles; car, dès le lendemain de ta scène avec ton père, il avait su que tu étais malade, et Mi

et qui était alors sorti de l'usage. D'Alembert, l'empruntant sans doute à Rousseau, s'en est servi dans une lettre à Voltaire du 31 octobre 1761.

1. M. d'Orbe est en effet donné comme un excellent homme, mais d'esprit ordinaire. Claire a pour lui de l'affection, non de l'amour.

2. Toujours par fidélité à la conception courante de l'Anglais, Rousseau a donné à Milord Edouard le goût des liqueurs fortes.

3. Il s'abstient, depuis qu'après s'être enivré et avoir à demi manqué de respect à Julie, il a juré de s'abstenir de toute boisson fermentée.

lord Edouard lui avait confirmé hier que tu n'étais pas sortie de ton lit. Pour éviter là-dessus les détails, je lui ai dit aussitôt que je t'avais laissée mieux hier soir, et j'ai ajouté qu'il en apprendrait dans un moment davantage par le retour de Hanz1, que je venais de t'envoyer. Ma précaution n'a servi de rien: il m'a fait cent questions sur ton état; et, comme elles m'éloignaient de mon objet, j'ai fait des réponses succinctes, et me suis mise à le questionner à mon

tour.

J'ai commence par sonder la situation de son esprit. Je l'ai trouvé grave, méthodique, et prêt à peser le sentiment au poids de la raison. « Grâce au ciel, ai-je dit en moimême, voilà mon sage bien préparé; il ne s'agit plus que de le mettre à l'épreuve. Quoique l'usage ordinaire soit d'annoncer par degrés les tristes nouvelles, la connaissance que j'ai de son imagination fougueuse, qui, sur un mot, porte tout à l'extrême3, m'a déterminée à suivre une route contraire; et j'ai mieux aimé l'accabler d'abord pour lui ménager des adoucissements, que de multiplier inutilement ses douleurs et les lui donner mille fois pour une. Prenant donc un ton plus sérieux, et le regardant fixement: « Mon ami, lui ai-je dit, connaissez-vous les bornes du courage et de la vertu dans une àme forte, et croyez-vous que renoncer à ce qu'on aime soit un effort au-dessus de l'humanité? » A l'instant il s'est levé comme un furieux4, puis frappant des mains, et les portant à son front ainsi jointes3: « Je vous entends, s'est-il écrié, Julie est morte! Julie est morte! a-t-il répété d'un ton qui m'a fait frémir : je le sens à vos soins trompeurs, à vos vains ménagements, qui ne font que rendre ma mort plus lente et plus cruelle. »

Quoique effrayée d'un mouvement si subit, j'en ai bientôt deviné la cause, et j'ai d'abord conçu comment les nouvelles de ta maladie, les moralités de Milord Édouard, le rendezvous de ce matin, ses questions éludées, celles que je venais de lui faire, l'avaient pu jeter dans de fausses alarmes. Je

1. Le domestique.

2. C'est justement l'effort que Jean-Jacques a fait toute sa vie, mais pour laisser toujours le sentiment entrainer la raison.

3. Encore un trait du caractère de Jean-Jacques et qui fut la cause de ses dissentiments avec la plupart de ses amis.

4. Comme un fou furieux (sens du latin furiosus).

5. Rousseau, qui voit mal ou qui peint mal les choses, voit et peint très nettement et très heureusement les attitudes de ses personnages. C'est ce qui fait encore le véritable pittoresque de la Nouvelle Heloise. On sait que c'est Jean-Jacques qui a décrit lui-même le sujet, decor, costumes, attitudes, des estampes qui furent gravées par Gravelot.

voyais bien aussi quel parti je pouvais tirer de son erreur en l'y laissant quelques instants; mais je n'ai pu me résoudre à cette barbarie. L'idée de la mort de ce qu'on aime est si affreuse, qu'il n'y en a point qui ne soit douce à lui substituer, et je me suis hâtée de profiter de cet avantage. « Peutêtre ne la verrez-vous plus, lui ai-je dit, mais elle vit et vous aime. Ah! si Julie était morte, Claire aurait-elle quelque chose à vous dire1? Rendez grâce au ciel qui sauve à votre infortune' des maux dont il pourrait vous accabler. » Il était si étonné, si saisi, si égaré, qu'après l'avoir fait rasseoir, j'ai eu le temps de lui détailler par ordre tout ce qu'il fallait qu'il sût; et j'ai fait valoir de mon mieux les procédés de Milord Edouard, afin de faire dans son cœur honnête quelque diversion à la douleur par le charme de la reconnaissance.

« Voilà, mon cher, ai-je poursuivi, l'état actuel des choses, Julie est au bord de l'abîme, prête à s'y voir accabler du déshonneur public, de l'indignation de sa famille, des violences d'un père emporté, et de son propre désespoir. Le danger augmente incessamment de la main de son père ou de la sienne, le poignard, à chaque instant de sa vie, est à deux doigts de son cœur3. Il reste un seul moyen de prévenir tous ces maux; et ce moyen dépend de vous seul. Le sort de votre amante est entre vos mains. Voyez si vous avez le courage de la sauver en vous éloignant d'elle, puisque aussi bien il ne lui est plus permis de vous voir, ou si vous aimez mieux être l'auteur et le témoin de sa perte et de son opprobre. Après avoir tout fait pour vous, elle va voir ce que votre cœur peut faire pour elle. Est-il étonnant que sa santé succombe à ses peines ? Vous êtes inquiet de sa vie : sachez que vous en êtes l'arbitre. »

Il m'écoutait sans m'interrompre; mais, sitôt qu'il a compris de quoi il s'agissait, j'ai vu disparaître ce geste animé, ce regard furieux, cet air effrayé, mais vif et bouillant, qu'il avait auparavant. Un voile sombre de tristesse et de cons

1. En effet Rousseau nous a montré Claire et Julie liées par une amitié profonde.

Après la mort de Julie, à la fin du roman, Claire resté plusieurs jours comme folle. 2. Sauver === épargner. « L'étonnement....lui sauvait la moitié de sa douleur ». MARIVAUX. (Dict. de Féraud).

3. La métaphore, même à cette date, n'était pas très neuve. Il y en a quelques autres du même genre dans la Nouvelle Héloïse. Mais Rousseau s'est plus attaché à l'harmonie de son style qu'à une originalité systématique. Ses images neuves naissent d'elles-mêmes quand l'émotion les appelle.

ternation a couvert son visage; son œil morne et sa contenance effacée annonçaient l'abattement de son cœur : à peine avait-il la force d'ouvrir la bouche pour me répondre. « II faut partir, m'a-t-il dit d'un ton qu'une autre aurait cru tranquille. Hé bien ! Je partirai. N'ai-je pas assez vécu ? Non, sans doute, ai-je repris aussitôt ; il faut vivre pour celle qui vous aime : avez-vous oublié que ses jours dépendent des vôtres ? Il ne fallait donc pas les séparer, a-t-il à l'instant ajouté; elle l'a pu et le peut encore1.» J'ai feint de ne pas entendre ces derniers mots, et je cherchais à le ranimer par quelques espérances auxquelles son âme demeurait fermée, quand Hanz est rentré, et m'a rapporté de bonnes nouvelles. Dans le moment de joie qu'il en a ressenti, il s'est écrié : « Ah! qu'elle vive, qu'elle soit heureuse... s'il est possible. Je ne veux que lui faire mes derniers adieux... et je pars. — Ignorez-vous, ai-je dit, qu'il ne lui est plus permis de vous voir ? Hélas! vos adieux sont faits, et vous êtes déjà séparés. Votre sort sera moins cruel quand vous serez plus loin d'elle; vous aurez du moins le plaisir de l'avoir mise en sûreté. Fuyez dès ce jour, dès cet instant; craignez qu'un si grand sacrifice ne soit trop tardif; tremblez de causer encore sa perte après vous être dévoué pour elle. Quoi! m'a-t-il dit avec une espèce de fureur, je partirais sans la revoir! Quoi ! je ne la verrais plus! Non, non : nous périrons tous deux, s'il le faut; la mort, je le sais bien, ne lui sera point dure avec moi mais je la verrai, quoi qu'il arrive; je laisserai mon cœur et ma vie à ses pieds, avant de m'arracher à moimême. Il ne m'a pas été difficile de lui montrer la folie et la cruauté d'un pareil projet. Mais ce Quoi! je ne la verrai plus! qui revenait sans cesse d'un ton plus douloureux, semblait chercher au moins des consolations pour l'avenir. Pourquoi, lui ai-je dit, vous figurer vos maux pires qu'ils ne sont? Pourquoi renoncer à des espérances que Julie ellemême n'a pas perdues? Pensez-vous qu'elle pût se séparer ainsi de vous, si elle croyait que ce fût pour toujours ? Non, mon ami, vous devez connaître son cœur. Vous devez savoir combien elle préfère son amour à sa vie. Je crains, je crains trop (j'ai ajouté ces mots, je te l'avoue) qu'elle ne le préfère

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la Nouvelle Héloïse où le sentiment domine. Voltaire (dans les Lettres sur la Nouvelle Héloïse

qu'il fit signer par le marquis

Ximenes) en a platement raillé quelques-unes, par exemple: nos âmes fondent et coulent comme l'eau ».

bientôt à tout. Croyez donc qu'elle espère, puisqu'elle consent à vivre; croyez que les soins que la prudence lui dicte vous regardent plus qu'il ne semble, et qu'elle ne se respecte pas moins pour vous que pour elle-même. » Alors j'ai tiré ta dernière lettre; et, lui montrant les tendres espérances de cette fille aveuglée qui croit n'avoir plus d'amour, j'ai ranimé les siennes à cette douce chaleur. Ce peu de lignes semblait distiller un baume salutaire sur sa blessure envenimée1. J'ai vu ses regards s'adoucir et ses yeux s'humecter; j'ai vu l'attendrissement succéder par degrés au désespoir; mais ces derniers mots si touchants, tels que ton cœur les sait dire, nous ne vivrons pas longtemps séparés, l'ont fait fondre en larmes. « Non, Julie, non, ma Julie, a-t-il dit en élevant la voix et baisant la lettre, nous ne vivrons pas longtemps séparés; le ciel unira nos destins sur la terre, ou nos cœurs dans le séjour éternel2. »

C'était là l'état où je l'avais souhaité. Sa sèche et sombre douleur m'inquiétait. Je ne l'aurais pas laissé partir dans cette situation d'esprit; mais sitôt que je l'ai vu pleurer, et que j'ai entendu ton nom chéri sortir de sa bouche avec douceur, je n'ai plus craint pour sa vie; car rien n'est moins tendre que le désespoir.

Le Théâtre du 18' siècle jugé par Saint-Preux.

[La séparation héroïquement consentie plonge Saint-Preux et Julie dans un lent désespoir. Touché de leur misère, Milord Edouard leur propose de s'enfuir en Angleterre et de s'établir dans l'une de ses terres. Julie refuse, après un douloureux combat intérieur, pour ne pas désespérer à jamais ses parents. Elle s'efforce même de relever le courage de Saint-Preux, l'exhorte « à faire usage de ses talents dans la carrière qu'il va courir » ; si elle ne peut être à Saint-Preux, elle s'engage à ne jamais épouser personne, sans son consentement. Sur sa demande, Saint-Preux lui envoie ses impressions sur la société parisienne. Il raille les fausses amitiés, le vide des conversations à la mode, le contraste entre les discours généreux et les actions égoïstes. Il décrit les habitudes mondaines, les soupers intimes, la frivolité spirituelle et galante des visites et donne son impression sur l'opéra dont il se moque, sur la tragédie qu'il critique.]

Il y a ici trois théâtres, sur deux desquels on représente des êtres chimériques, savoir, sur l'un des Arlequins, des

1. Sur cette métaphore, un peu usée aussi, voir plus haut note 3, p. 127.

2. Etudier dans ce morceau, l'art de la composition dramatique chez Rousseau.

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