reuse. Ce père de la vie1 l'a conservée au plus tendre amant qui fut jamais il est guéri; et, suivant la dernière lettre de Milord Edouard, ils doivent être actuellement repartis pour Paris?. Du Suicide 3. [M. d'Etange a promis sa fille à un ami qui lui sauva la vie. Malgré l'aveu que Julie a fait de son amour pour Saint-Preux, il veut tenir sa promesse. Son ami, M. de Wolmar, est ruiné et le refus de Julie ferait croire à une déshonorante ingratitude. Saint-Preux rend à Julie sa parole et la jeune fille, après une lutte douloureuse, se résigne. Le mariage a lieu. M. de Wolmar est un «< philosophe» dont la tendresse, la sérénité, la bonté, attachent bientôt l'affection de Julie. Elle n'a pas oublié celui qu'elle aima, mais elle croit sa passion guérie, elle se dit heureuse. Saint-Preux désespéré songe au suicide. Il essaie, dans une lettre à Milord Edouard, de justifier ses projets. Quand la vie, dit-il, est décidément une souffrance continue et sans espoir, quand la mort ne vous arrache à aucun devoir et ne porte tort à personne, chacun a le droit de disposer de lui-même. Milord Edouard réfute ces sophismes.] Il t'est donc permis, selon toi, de cesser de vivre? La preuve en est singulière: c'est que tu as envie de mourir. Voilà certes un argument fort commode pour les scélérats: ils doivent t'être bien obligés des armes que tu leur fournis; ils n'y aura plus de forfaits qu'ils ne justifient par la tentation de les commettre; et dès que la violence de la passion l'emportera sur l'horreur du crime, dans le désir de mal faire, ils en trouveront aussi le droit. Il t'est donc permis de cesser de vivre1? Je voudrais 1. Le père de la vie l'amour. La figure de style manque de simplicité. L'esprit et le style que Rousseau prête à Claire d'Orbe ne sont d'ailleurs pas toujours du meilleur aloi. 2. Rousseau a choisi avec raison cette lettre pour le sujet de l'une des estampes que dessina Gravelot. La scène était intiniment neuve pour toutes sortes de raisons. La passion y triomphe éloquemment de la pru dence de Claire. L'intensité des émotions s'exprimait dans un langage vivant. Surtout, la scè ne échappe au reproche que Rousseau faisait à la tragédie française, d'être toute en paroles et jamais en action. Le décor nocturne, l'émotion de SaintPreux, le délire de Julie, les gestes de l'amant et de la malade sont choisis et groupés avec un sens profond du pittoresque dramatique. 3. Il y avait déjà une discussion sur le suicide dans les Mœurs de Toussaint (1748). 4. Voir un exemple analogue de répétition oratoire p. 103 et note 2. Rechercher les principaux procédés oratoires de Rousseau, répétitions, apostrophes, etc. Dien savoir si tu as commencé. Quoi! fus-tu placé sur la terre pour n'y rien faire? Le ciel ne t'imposa-t-il point avec la vie une tâche pour la remplir ? Si tu as fait ta journée avant le soir, repose-toi le reste du jour, tu le peux: mais voyons ton ouvrage. Quelle réponse tiens-tu prête au juge suprême qui te demandera compte de ton temps? Parle, que lui diras-tu ? «J'ai séduit une fille honnête; j'abandonne un ami dans ses chagrins1». Malheureux ! trouve-moi ce juste qui se vante d'avoir assez vécu; que j'apprenne de lui comment il faut avoir porté2 la vie pour être en droit de la quitter. Tu comptes les maux de l'humanité: tu ne rougis pas d'épuiser des lieux communs cent fois rebattus, et tu dis: « La vie est un mal3. » Mais regarde, cherche dans l'ordre des choses si tu y trouves quelques biens qui ne soient point mêlés de maux. Est-ce donc à dire qu'il n'y ait aucun bien dans l'univers ? et peux-tu confondre ce qui est mal par sa nature avec ce qui ne souffre le mal que par accident? Tu l'as dit toi-même, la vie passive1 de l'homme n'est rien, et ne regarde qu'un corps dont il sera bientôt délivré ; mais sa vie active et morale, qui doit influer sur tout son être, consiste dans l'exercice de sa volonté. La vie est un mal pour le méchant qui prospère, et un bien pour l'honnête homme infortuné; car ce n'est pas une modification passagère, mais son rapport avec son objet, qui la rend bonne ou mauvaise". Quelles sont enfin ces douleurs si cruelles qui te forcent de la quitter? Penses-tu que je n'aie pas démêlé, sous ta feinte impartialité dans le dénombrement des maux de cette vie, la honte de parler des tiens? Crois-moi, n'abandonne pas à la fois toutes tes vertus; garde au moins ton ancienne franchise, et dis ouvertement à ton ami : « J'ai perdu l'espoir de corrompre une honnête 1. Milord Edouard lui-même. 2. Porté = supporté. REGLE : Tenir obtenir. Voir p. 99, n. 3. 3. Comparer cette discussion sur le pessimisme avec le passage donné de la lettre à Voltaire du 18 août 1756. 4. C'est-à-dire la vie où il supporte la souffrance. L'adjectif s'oppose à « sa vie active ». 5. C'est-à-dire ce n'est pas l'évènement qui modifie passagèrement notre bonheur ou notre malheur, mais le rapport qui existe entre nos actes et l'objet réel de la vie, la vertu. Le style philoso phique de Rousseau n'atteint souvent la concision que par un peu d'obscurité. Les discussions sur l'optimisme et le pessimisme étaient à l'ordre du jour. Voltaire avait combattu la croyance à la Providence et incliné vers le pessimisme dans le roman de Candide (1759) et auparavant dans le Poème sur le désastre de Lisbonne (1756). J.-J. Rousseau avait répondu à ce poème dans une fettre du 18 août 1756. Une autre réponse se trouve dans le Journal encyclopédique du 1 avril 1756. femme, me voilà forcé d'être homme de bien; j'aime mieux mourir1. » Tu t'ennuies de vivre, et tu dis; «La vie est un mal. » Tôt ou tard tu seras consolé, et tu diras: « La vie est un bien. » Tu diras plus vrai sans mieux raisonner; car rien n'aura changé que toi. Change donc dès aujourd'hui; et, puisque c'est dans la mauvaise disposition de ton âme qu'est tout le mal, corrige tes affections déréglées, et ne brûle pas ta maison pour n'avoir pas la peine de la ranger. « Je souffre, me dis-tu; dépend-il de moi de ne pas souffrir? » D'abord c'est changer l'état de la question; car il ne s'agit pas de savoir si tu souffres, mais si c'est un mal pour toi de vivre. Passons. Tu souffres, tu dois chercher à ne plus souffrir. Voyons s'il est besoin de mourir pour cela. Considère un moment le progrès naturel des maux de l'âme directement opposé au progrès des maux du corps, comme les deux substances sont opposées par leur nature. Ceux-ci s'invétèrent, s'empirent 2 en vieillissant, et détruisent enfin cette machine mortelle. Les autres, au contraire altérations externes et passagères d'un être immortel et simple, s'effacent insensiblement et le laissent dans sa forme originelle, que rien ne saurait changer. La tristesse, l'ennui, les regrets, le désespoir, sont des douleurs peu durables qui ne s'enracinent jamais dans l'âme, et l'expérience dément toujours ce sentiment d'amertume qui nous fait regarder nos peines comme éternelles. Je dirai plus: je ne puis croire que les vices qui nous corrompent nous soient plus inhérents que nos chagrins; non seulement je pense qu'ils périssent avec le corps qui les occasionne, mais je ne doute pas qu'une plus longue vie ne pût suffire pour corriger les hommes, et que plusieurs siècles de jeunesse ne nous apprissent qu'il n'y a rien de meilleur que la vertu4. Quoi qu'il en soit, puisque la plupart de nos maux phy 1. Julie avait en effet déclaré à Saint-Preux que l'adultère lui faisait horreur. Les protestations contre l'adultère, si volontiers toléré à cette date, font pour une part la dignité morale de la Nouvelle Héloise. 2. S'empirent empirent est encore donné sans remarque par Littré. L'emploi réfléchi tend pourtant à vieillir. RÈGLE: Dans l'ancienne langue le pronom réflé chi s'ajoutait à certains verbes in transitifs uniquement pour les renforcer. Le premier qui les vit de rire s'éclata. (LA FONTAINE, III, 1.) et par extension aux verbes employés intransitivement comme ici s'empirent. 3. L'âme. 4. La phrase marque bien l'optimisme profond de Rousseau qui eut si aisément haine ou défiance pour les particuliers, mais siques ne font qu'augmenter sans cesse, de violentes douleurs du corps, quand elles sont incurables, peuvent autoriser un homme à disposer de lui: car, toutes ses facultés étant aliénées1 par la douleur, et le mal étant sans remède, il n'a plus l'usage de sa volonté ni de sa raison; il cesse d'être homme avant de mourir, et ne fait, en s'ôtant la vie, qu'achever de quitter un corps qui l'embarrasse et où son âme n'est déjà plus. Mais il n'en est pas ainsi des douleurs de l'âme, qui, pour vives qu'elles soient, portent toujours leur remède avec elles. En effet, qu'est-ce qui rend un mal quelconque intolérable? c'est sa durée. Les opérations de la chirurgie sont communément beaucoup plus cruelles que les souffrances qu'elles guérissent; mais la douleur du mal est permanente, celle de l'opération passagère, et l'on préfère celle-ci. Qu'est-il donc besoin d'opération pour des douleurs qu'éteint leur propre durée, qui seule les rendrait insupportables? Est-il raisonnable d'appliquer d'aussi violents remèdes aux maux qui s'effacent d'eux-mêmes ? Pour qui fait cas de la constance et n'estime les ans que le peu qu'ils valent, de deux moyens de se délivrer des mêmes souffrances, lequel doit être préféré, de la mort ou du temps? Attends et tu seras guéri. Que demandes-tu davantage? Ah! c'est ce qui redouble mes peines, de songer qu'elles finiront! Vain sophisme de la douleur, bon mot sans raison, sans justesse, et peut-être sans bonne foi. Quel absurde motif de désespoir que l'espoir de terminer sa misère?? Même en supposant ce bizarre sentiment, qui n'aimerait mieux aigrir un moment la douleur présente par l'assurance de la voir finir, comme on scarifie3 une plaie pour la faire cicatriser? et quand la douleur aurait un charme qui nous ferait aimer à souffrir, s'en priver en s'ô la plus ferme certitude de la bonté originelle de l'homme. Relire à cet égard les extraits du 2me Discours, p. 70 et suiv. 1. C'est-à-dire : lui étant devenues comme étrangères. 2. Non, Milord, on ne termine pas ainsi sa misère, on y met le comble; on rompt les derniers noeuds qui nous attachaient au bonheur. En regrettant ce qui nous fut cher, on tient encore à l'objet de sa douleur par sa douleur même, et cet état est moins affreux que de ne tenir plus à rien. (Note de Rousseau). Rousseau se réfute lui-même, La note n'existe pas dans les manuscrits. I l'a ajoutée sur les épreuves. Toute cette discussion a un profond accent de sincérité. Comme tous ceux que poursuit l'idée de la persécution, Rousseau a dû parfois songer au suicide. On a même discuté longtemps sur sa mort, pour savoir si elle avait été naturelle. 3. « Piquer ou inciser une plaie avec une lancette en plusieurs endroits, pour en faire sortir les mauvaises humeurs. » (Dict. de Furetière, 1732). tant la vie, n'est-ce pas faire à l'instant même tout ce qu'on craint de l'avenir1? Penses-y bien, jeune homme, que sont dix, vingt, trente ans pour un être immortel? La peine et le plaisir passent comme une ombre; la vie s'écoule en un instant, elle n'est rien par elle-même, son prix dépend de son emploi. Le bien seul qu'on a fait demeure, et c'est par lui qu'elle est quelque chose. Retour de Saint-Preux. [Pour calmer son désespoir, Saint-Preux a fait le tour du monde avec l'escadre de l'amiral Anson. Après quatre ans d'absence, il revient. Julie et son mari l'ont prié de venir au milieu d'eux. M. de Wolmar sait qu'ils se sont aimés. Mais il connaît la noblesse de leur cœur. L'ancienne passion est guérie; il ne reste que la tendresse, et Saint-Preux vivra au château de Wolmar comme un frère paisiblement aimé. Il raconte son retour à Milord Edouard.] Quant j'aperçus la cime des monts, le cœur me battit fortement, en me disant: « Elle est là ». La même chose venait de m'arriver en mer à la vue des côtes d'Europe. La même chose m'était arrivée autrefois à Meillerie3 en découvrant la maison du baron d'Étange. Le monde n'est jamais divisé pour moi qu'en deux régions: celle où elle est, et celle où elle n'est pas. La première s'étend quand je m'éloigne, et se resserre à mesure que j'approche, comme un lieu où je ne dois jamais arriver. Elle est à présent bornée aux murs de sa chambre. Hélas! ce lieu seul est habité; tout le reste de l'univers est vide1. Plus j'approchais de la Suisse, plus je me sentais ému. L'instant où des hauteurs du Jura je découvris le lac de Genève fut un instant d'extase et de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chéri, où des torrents de plaisirs avaient inondé mon cœur ; l'air des Alpes si salutaire et si 1. Etudier à l'aide de ce morceau ce qu'on pourrait appeler la logique oratoire, en la comparant à la logique pure et comme géométrique du Contrat Social. 2. Les Alpes du Valais. 3. Où Saint-Preux s'était retiré en plein hiver pendant une séparation que la prudence lui avait imposée. 4. C'est là une de ces phrases où Rousseau réussit le premier à enfermer dans une forme concise un infini d'émotion. SaintPreux trahit d'ailleurs la profon deur de l'amour qui lui reste et livre le secret de la tragédie intérieure qui se poursuivra dans la chaste intimité du château de Wolmar. Comparer ce passage avec celui qui est cité p. 120-121 et n. I de la p. 121. |