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de s'en rafraîchir, vous comprendrez le plaisir qu'on a de trouver dans ce désert artificiel des fruits excellents et mûrs, quoique clairsemés et de mauvaise mine; ce qui donne encore le plaisir de la recherche et du choix1.

Toutes ces petites routes étaient bordées et traversées d'une eau limpide et claire, tantôt circulant parmi l'herbe et les fleurs en filets presque imperceptibles, tantôt en plus grands ruisseaux courant sur un gravier pur et marqueté qui rendait l'eau plus brillante2. On voyait des sources bouillonner et sortir de la terre, et quelquefois des canaux plus profonds dans lesquels l'eau calme et paisible réfléchissait à l'œil3 les objets. « Je comprends à présent tout le reste, dis-je à Julie: mais ces eaux que je vois de toutes parts.... Elles viennent de là, reprit-elle en me montrant le côté où était la terrasse de son jardin. C'est ce même ruisseau qui fournit à grands frais dans le parterre un jet d'eau dont personne ne se soucie1. M. de Wolmar ne veut pas le détruire, par respect pour mon père qui l'a fait faire; mais avec quel plaisir nous venons tous les jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n'approchons guère au jardin ! Le jet d'eau joue pour les étrangers, le ruisseau coule ici pour nous. Il est vrai que j'y ai réuni l'eau de la fontaine publique, qui se rendait dans le lac par le grand chemin, qu'elle dégradait au préjudice des passants et à pure perte pour tout le monde. Elle faisait un coude au pied du verger entre deux rangs de saules; je les ai renfermés dans mon enceinte, et j'y conduis la même eau par d'autres routes ».

Je vis alors qu'il n'avait été question que de faire serpenter ces eaux avec économie en les divisant et réunissant à propos, en épargnant la pente le plus qu'il était possible, pour prolonger le circuit et se ménager le murmure de

1. Nous avons dit que les jardins anglais (on avait dit aussi chinois) étaient à la mode en 1761. Sur le principe, respecter la liberté de la nature, Rousseau est donc simplement d'accord avec ses contemporains. Dans le détail, la description porte la marque de son goût personnel. Par exemple, on recherchait fort les «horizons», au point de peindre sur une muraille des perspectives artificielles. Rousseau préfère l'impression d'un asile séparé du monde, intime et même étroit.

Comparer cette description avec celle du Jardin des Feuil

lantines. (V. HUGO, Les Rayons et les Ombres).

2. L'eau était la grande passion de Rousseau. «J'ai toujours aimé l'eau passionnément, et sa vue me jette dans une rèverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé» (Confessions, II, 12.)

3. RÈGLE A quelle utilité ? Voir p. 65, n. 3.

4. Les jets d'eau, bassins, etc., étaient un des éléments essentiels de la décoration du jardin français tel que le dessinait Le Nôtre. Voir les Jardins de Versailles.

quelques petites chutes. Une couche de glaise couverte d'un pouce de gravier du lac et parsemée de coquillages formait le lit des ruisseaux. Ces mêmes ruisseaux, courant par intervalles sous quelques larges tuiles recouvertes de terre et de gazon au niveau du sol, formaient à leur issue autant de sources artificielles. Quelques filets s'en élevaient par des siphons sur des lieux raboteux, et bouillonnaient en retombant. Enfin la terre ainsi rafraîchie et humectée donnait sans cesse de nouvelles fleurs et entretenait l'herbe toujours verdoyante et belle2.

Plus je parcourais cet agréable asile, plus je sentais augmenter la sensation délicieuse que j'avais éprouvée en y entrant cependant la curiosité me tenait en haleine. J'étais plus empressé de voir les objets que d'examiner leurs impressions, et j'aimais à me livrer à cette charmante contemplation sans prendre la peine de penser. Mais MTM de Wolmar, me tirant de ma rêverie, me dit en me prenant sous le bras: « Tout ce que vous voyez n'est que la nature végétale et inanimée; et, quoi qu'on puisse faire, elle laisse toujours une idée de solitude qui attriste3. Venez la voir animée et sensible, c'est là qu'à chaque instant du jour vous lui trouverez un attrait nouveau. Vous me prévenez, lui dis-je; j'entends un ramage bruyant et confus, et j'aperçois assez peu d'oiseaux: je comprends que vous avez une volière. Il est vrai, dit-elle; approchons-en. » Je n'osais dire encore ce que je pensais de la volière; mais cette idée avait quelque chose qui me déplaisait, et ne me semblait point assortie au reste.

Nous descendimes par mille détours au bas du verger, où je trouvai toute l'eau réunie en un joli ruisseau coulant doucement entre deux rangs de vieux saules qu'on avait souvent ébranchés. Leurs têtes creuses et demi-chauves formaient des espèces de vases d'où sortaient, par l'a

1. Un siphon ne saurait élecer l'eau. Il doit au contraire la conduire plus bas qu'il ne l'a prise.

2. Remarquer la précision méticuleuse de la description de Rousseau. Par là elle se distingue immédiatement des descriptions classiques, celles du Télémaque, par exemple. Cette précision est due d'ailleurs à ce que Rousseau entend donner à des gentilshommes campa gnards les moyens pratiques d'imiter Elysee de Julie.

3. Voilà pourquoi Rousseau n'a ni aimé, ni fait connaître la haute montagne. Noter d'ailleurs que si Rousseau aime une nature animée, il entend, pour la gouter, être seul au milieu d'elle. Après l'affaire de l'Emile et sa fuite en Suisse, il goûtera même la solitude complète de la nature inanimée: «Etres inanimés, écritil, que j'ai préférés à la société des hommes» (Manuscrit de la bibliothèque de Neuchatel).

4. C'est-a-dire peuplée d'êtres qui éprouvent des sensations.

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Gravure de Gravelot pour la première édition

de la Nouvelle Héloïse.

Saint-Preux et Julie visilent l'ancien asile de Saint-Preux à Meillerie. Le titre de la gravure est de Rousseau.

(Voir les Extraits, p. 154 et suiv.)

dresse dont j'ai parlé, des touffes de chèvrefeuille, dont une partie s'entrelaçait autour des branches, et l'autre tombait avec grâce le long du ruisseau. Presque à l'extrémité de l'enceinte était un petit bassin bordé d'herbes, de joncs, de roseaux, servant d'abreuvoir à la volière, et dernière station de cette eau si précieuse et si bien ménagée.

Au delà de ce bassin était un terre-plein terminé dans l'angle de l'enclos par un monticule garni d'une multitude d'arbrisseaux de toute espèce; les plus petits vers le haut, et toujours croissant en grandeur à mesure que le sol s'abaissait; ce qui rendait le plan des têtes presque horizontal, ou montrait au moins qu'un jour il le devait être. Sur le devant étaient une douzaine d'arbres jeunes encore, mais faits pour devenir fort grands, tels que le hêtre, l'orme, le frêne, l'acacia. C'étaient les bocages de ce coteau qui servaient d'asile à cette multitude d'oiseaux dont j'avais entendu de loin le ramage; et c'était à l'ombre de ce feuillage, comme sous un grand parasol, qu'on les voyait voltiger, courir, chanter, s'agacer, se battre comme s'ils ne nous avaient pas aperçus. Ils s'enfuirent si peu à notre approche, que, selon l'idée dont j'étais prévenu, je les crus d'abord enfermés par un grillage; mais, comme1 nous fùmes arrivés au bord du bassin, j'en vis plusieurs descendre et s'approcher de nous sur une espèce de courte allée qui séparait en deux le terre-plein et communiquait du bassin à la volière. Alors M. de Wolmar, faisant le tour du bassin, sema sur l'allée deux ou trois poignées de grains mélangés qu'il avait dans sa poche; et, quand il se fut retiré, les oiseaux accoururent et se mirent à manger comme des poules, d'un air si familier que je vis bien qu'ils étaient faits à ce manège. « Cela est charmant! m'écriai-je. Ce mot de volière m'avait surpris de votre part; mais je l'entends maintenant : je vois que vous voulez des hôtes et non pas des prisonniers 2. >>

La Promenade sur le Lac.

[Dans les lettres suivantes Julie entretient son amie Claire du caractère de son mari, de la noblesse de ses sentiments et de la confiance absolue qu'il a dans la chaste et fraternelle tendresse qui lie toujours sa femme

1. Comme lorsque. Comme ne s'emploierait plus aujourd'hui qu'avec le sens de aŭ moment où, c'est-à-dire avec l'imparfait.

2. Etudier dans cette description les différents éléments du sentiment de la nature chez Rousseau, goût de l'isolement, de la fraîcheur, de l'intimité, etc.

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