et Saint-Preux. Mais M. de Wolmar pousse un peu loin sa « philosophie >> et sa confiance. Pour mettre à l'épreuve le cœur de Julie et de celui qu'elle aima et les rassurer eux-mêmes sur la paix de leur âme et sérénité de leurs sentiments, il s'éloigne pour quelques jours. L'épreuve était dangereuse. Les hasards d'une promenade sur le lac, en ravivant le souvenir des jours d'amour, préparent à Julie et à Saint-Preux un nouveau combat et de nouvelles souffrances. Une tempête soudaine a obligé les promeneurs d'atterrir sur les rochers de Meillerie. Saint-Preux écrit à Milord Edouard.] Vous savez qu'après mon exil du Valais je revins, il y a dix ans, à Meillerie attendre la permission de mon retour. C'est là que je passai des jours si tristes et si délicieux, uniquement occupé d'elle, et c'est de là que je lui écrivis une lettre dont elle fut si touchée1. J'avais toujours désiré de revoir la retraite isolée qui me servit d'asile au milieu des glaces, et où mon cœur se plaisait à converser en lui-même avec ce qu'il eut de plus cher au monde. L'occasion de visiter ce lieu si chéri dans une saison plus agréable, et avec celle dont l'image l'habitait jadis avec moi, fut le motif secret de ma promenade. Je me faisais un plaisir de lui montrer d'anciens monuments3 d'une passion si constante et si malheureuse. Nous y parvinmes après une heure de marche par des sentiers tortueux et frais, qui, montant insensiblement entre les arbres et les rochers, n'avaient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant et reconnaissant mes anciens renseignements 4 je fus prêt à me trouver mal; mais je me surmontai, je cachai mon trouble, et nous arrivâmes. Ce lieu solitaire formait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu'aux âmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent, formé par la fonte des neiges, roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, et charriait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derrière nous 1. Lettre où il parlait de se tuer s'il restait séparé d'elle. 2. Cette construction tend à disparaître. Mais Féraud en 1787 indique encore que désirer de revoir vaut beaucoup mieux que désirer revoir. 3. Monuments souvenirs, avec une idée accessoire: « Marque qui transmet à la postérité le souvenir de quelque chose de mémorable» (Féraud). 11 y a dans la pensée de Saint-Preux un ton solennel qui est voulu. 4. Les signes marqués pour se diriger. 5. Il y a là déjà le goût de la nature romantique. Mais JeanJacques ne l'a éprouvé qu'à l'occasion. Il préfère à l'ordinaire des spectacles plus riants. L'Ermitage lui plaît parce qu'il est solitaire plutôt que sauvage ». Les sites qu'il choisit pour ses rèves ou pour y vivre ne sont jamais farouches. La vraie nature romantique a été décrite par Chateaubriand, Senancour, une chaîne de roches inaccessibles séparait l'esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu'on nomme les Glacières1, parce que d'énormes sommets de glace qui s'accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chêne était à gauche au delà du torrent; et au-dessus de nous cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau. Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous étions étalait les charmes d'un séjour riant et champêtre; quelques ruisseaux filtraient à travers les rochers, et roulaient sur la verdure en filets de cristal; quelques arbres fruitiers sauvages penchaient leurs têtes sur les nôtres; la terre humide et fraîche était couverte d'herbes et de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui l'environnaient, il semblait que ce lieu désert dût être l'asile de deux amants échappés seuls au bouleversement de la nature". Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l'eus quelque temps contemplé : « Quoi! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émotion secrète à l'aspect d'un lieu si plein de vous? » Alors, sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits, et plusieurs vers du Pétrarque3 et du Tasse relatifs à la situation où j'étais en les traçant 1. En les revoyant moi-même après si longtemps, j'éprouvai combien la présence des objets peut ranimer puissamment les sentiments violents dont on fut agité près d'eux. Je lui dis avec un peu de véhémence : « O Julie, éternel charme de mon cœur! voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde : voici le séjour où ta chère image faisait son bonheur, et préparait celui qu'il reçut etc., précédés d'ailleurs par les goûts des voyageurs. 1. Forme communément usitée au 18 siècle, au lieu de glaciers. Le mot était alors tout nouveau comme le goût des montagnes. (Cf. le volume du genevois Bourrit: Description des glacières, etc., du duché de Savoie, 1773. Il ne se trouve pas encore dans le dictionnaire de Féraud (1787). 2. Voilà surtout qui fait accepter à Rousseau les « horribles » beautés. * En se rappelant l'exemple de lecture expliquée (p. 60) chercher en quoi le décor ainsi conçu contribue à l'émotion de la scène qui va suivre. 3. On disait encore le Pétrarque comme le Tasse. 4. Séparé de Julie sans savoir s'il la reverrait. enfin de toi-même. On n'y voyait alors ni ces fruits ni ces ombrages, la verdure et les fleurs ne tapissaient point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n'en formait point les divisions, ces oiseaux n'y faisaient point entendre leurs ramages; le vorace épervier, le corbeau funèbre, et l'aigle terrible des Alpes, faisaient seuls retentir de leurs cris ces cavernes, d'immenses glaces pendaient à tous ces rochers, des festons de neige étaient le seul ornement de ces arbres: tout respirait ici les rigueurs de l'hiver et l'horreur des frimas; les feux seuls de mon cœur me rendaient ce lieu supportable3 et les jours entiers s'y passaient à penser à toi. Voilà la pierre où je m'asseyais pour contempler au loin ton heureux séjour1, sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton cœurs, ces cailloux tranchants me servaient de burin pour graver ton chiffre; ici je passai le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu'emportait un tourbillon, là je vins relire et baiser mille fois la dernière que tu m'écrivis; voilà le bord où d'un œil avide et sombre je mesurais la profondeur de ces abîmes; enfin ce fut ici qu'avant mon triste départ je vins te pleurer mourante et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui j'étais né, faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux, et regretter le temps que j'y passais à gémir de ton absence!...» J'allais continuer; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s'était effrayée et m'avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir; puis tout à coup détournant la vue et me tirant par le bras: «Allonsnous-en, mon ami, me dit-elle d'une voix émue; l'air de ce lieu n'est pas bon pour moi8. » Je partis avec elle en gémis 1. Le mot est expliqué par le membre de phrase suivant. 2. Il n'y a pas de vraie caverne à Meillerie. Il ne peut ètre question ici que d'excavations et d'anfractuosités de rochers. 3. La métaphore pourrait sembler de mauvais goût si l'élan de passion n'emportait le tout. Sur des métaphores analogues voir la note p. 127, n. 4. 4. Vevey situé en face de Meillerie. 5. Une lettre où Saint-Preux parlait de suicide en terminant ainsi (I, 26): «la roche est escarpée, l'eau est profonde, et je suis au désespoir ». 6. Le substantif s'employait couramment seul et se trouve par exemple dans les dictionnaires de Furetière (1732) et Féraud (1787) avec le sens de vent tourbillonnant. 7. Constamment = avec constance (sens donné encore par Feraud en 1787). 8. Remarquer la simplicité douloureuse de la réponse. Rousseau excelle à ces phrases simples de mots et pleines de choses. La tradition du roman de Marivaux avait habitué les romanciers et les lecteurs à chercher au contraire l'intérêt dans la subtilité du sentiment et le raffinement de l'expression. sant, mais sans lui répondre, et je quittai pour jamais ce triste réduit comme j'aurais quitté Julie elle-même1. Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener sans trop savoir où j'allais. A mon retour, le bateau n'étant pas encore prêt ni l'eau tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l'air rêveur, mangeant peu et parlant encore moins. Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en åttendant le moment du départ. Insensiblenent la lune se leva, l'eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau, et en m'asseyant à côté d'elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m'excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines3, me retraçant les plaisirs d'un autre âge, au lieu de m'égayer m'attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j'étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur de l'air, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l'eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses. Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon âme s'y retracèrent pour l'affliger; tous les évènements de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs, E tanta fede, e si dolce memorie, ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur passé; tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. «C'en est fait, 1. Etudier l'art de la mise en scène dramatique dans la Nouvelle Héloïse, par ex. pp. 125, 135, 144, 176. Remarquer à ce sujet que les phrases « Fille trop constamment... absence -la serra sans mot dire... soupir comme j'aurais quitté Julie elle-mème», sont ajoutées à la première rédaction du brouillon (qui se trouve à la bibliothèque de la Chambre des députés). 2. Sur ce passage voir la Lecture expliquée p. 58. 3. La bécassine du lac de Genève n'est point l'oiseau qu'on appelle en France du même nom. Le chant plus vif et plus animé de la nôtre donne au lac, durant les nuits d'été, un air de vie et de fraîcheur qui rend ses rives encore plus charmantes. (Note de Rousseau.) 4. « Et cette foi si pure, et ces doux souvenirs, et cette longue familiarité. » (METASTASE). (Trad, de Rousseau). disais-je en moi-même, ces temps, ces temps heureux ne sont plus; ils ont disparu pour jamais. Hélas! ils ne reviendront plus; et nous vivons, et nous sommes ensemble; et nos cœurs sont toujours unis! » Il me semblait que j'aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j'avais moins souffert tout le temps que j'avais passé loin d'elle. Quand je gémissais dans l'éloignement, l'espoir de la revoir soulageait mon coeur; je me flattais qu'un instant de sa présence effacerait toutes mes peines; j'envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien mais se trouver auprès d'elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l'aimer, l'adorer, et, presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m'agitèrent par degrés jusqu'au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d'y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau. Là mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours; un sentiment plus doux s'insinua peu à peu dans mon ame, l'attendrissement surmonta le désespoir2, je me mis à verser des torrents de larmes; et cet état comparé à celui dont je sortais n'était pas sans quelque plaisir3; je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir; je le sentis fort mouillé. « Ah! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n'ont jamais cessé de s'entendre! - Il est vrai, dit-elle d'une voix altérée ; mais que ce soit la dernière fois qu'ils auront parlé sur ce ton1». Nous recommençâmes alors à causer tranquillement, et au bout d'une heure de navigation nous arrivâmes sans autre accident. Quand nous fûmes rentrés, j'aperçus à la lumière 1. Porté supporté. RÈGLE: Tenir obtenir. Voir p. 99, n. 3. 2. Rousseau était personnellement sujet à ces rapides contrastes de sentiments. 3. On pleurait dans les romans-avant la Nouvelle Héloïse. Mais c'est bien Rousseau qui a mis à la mode le plaisir des larmes et même le sentiment romantique de la joie amère à se sentir souffrir. Voir pour un sen timent qui a quelque analogie Le seul bien qui me reste au monde 4. Remarquer que Julie est toujours plus énergique que SaintPreux. Par là Rousseau exprime un des côtés les plus personnels de son tempérament. Il s'est toujours rêvé auprès des femmes dans une attitude d'adoration |