grande cheminée où l'on fait bon feu1. La pièce est éclairée de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer-blanc pour intercepter la fumée et réfléchir la lumière. Pour prévenir l'envie et les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bonnes gens qu'ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d'autre opulence que le choix du bon dans les choses communes, et un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l'appareil des festins n'y sont pas, mais l'abondance et la joie y sont. Tout le monde se met à table, maîtres, journaliers, domestiques; chacun se lève indifféremment pour servir, sans exclusion, sans préférence, et le service se fait toujours avec grâce et avec plaisir. On boit à discrétion; la liberté n'a point d'autres bornes que l'honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde, et n'empêche pas qu'on ne soit à son aise et gai. Que s'il arrive à quelqu'un de s'oublier, on ne trouble point la fête par des réprimandes, mais il est congédié sans rémission dès le lendemain. Je me prévaux aussi des plaisirs du pays et de la saison. Je reprends la liberté de vivre à la valaisane et de boire assez souvent du vin pur; mais je n'en bois point qui n'ait été versé de la main d'une des deux cousines. Elles se chargent de mesurer ma soif à mes forces, et de ménager ma raison. Qui sait mieux qu'elles comment il la faut gou parer (*). Voilà, ce me semble, la principale raison pourquoi c'est généralement dans les conditions médiocres qu'on trouve les hommes les plus heureux et du meilleur sens (**). (Note de Rousseau.) (*) C'est-à-dire plus de préjugés dans les classes sociales qui sont au-dessus d'eux et plus de degrés dans la hiérarchie sociale. Les grands, en effet, ne daignent pas regarder au-dessous d'eux et tiennent leurs préfugés pour des vérités et des droits. (**) On a exagéré l'influence immédiate de Rousseau sur les idées sociales et la fermentation révolutionnaire. Jusqu'en 1789, il parut dangereux pour la religion, non pour l'ordre établi. Il n'est pas douteux pourtant que, plébéien, resté volontairement plébéien et attaché à la vie modeste d'un plébéien, il a fortement contribué à faire entrer le Tiers Etat dans la littérature. Les moralistes ne s'attachent avant lui qu'à la morale religieuse ou mondaine. Les romanciers ne s'intéressent aux petites gens, aux classes moyennes, à la vie bourgeoise que pour des effets de pittoresque et de contraste. Le roman mérite les reproches faits par Rousseau à la tragédie (voir p. 131). Toutes les sympathies des romanciers vont, quand ils ne s'intéressent pas à des aventuriers, aux vies élégantes et aux passions distinguées. 1. La tournure est encore d'usage. On la comparera avec les tournures vieillies expliquées à la RÈGLE Faire leçon... Voir p. 103, n. 4. 2. Se prévaloir = tirer avantage de... (Dict. de Féraud, 1787). verner, et l'art de me l'ôter et de me la rendre1? Si le travail de la journée, la durée et la gaieté du repas donnent plus de force au vin versé de ces mains chéries, je laisse exhaler mes transports sans contrainte; ils n'ont plus rien que je doive taire, rien que gêne la présence du sage Wolmar. Je ne crains point que son œil éclairé lise au fond de mon cœur ; et, quand un tendre souvenir y veut renaître, un regard de Claire lui donne le change, un regard de Julie m'en fait rougir. Après le souper on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre 2: chacun dit sa chanson tour à tour3. Quelquefois les vendangeuses chantent en chœur toutes ensemble, ou bien alternativement à voix seule et en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants, mais ils ont je ne sais quoi d'antique et de doux qui touche à la longue1. Les paroles sont simples, naïves, souvent tristes; elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous empêcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand nous retrouvons dans ces chansons des tours et des expressions dont nous nous sommes servis autrefois. Alors en jetant les yeux sur elles et me rappelant les temps éloignés, un tressaillement me prend, un poids insupportable me tombe tout à coup sur le cœur et me laisse une impression funeste qui ne s'efface qu'avec peine. Cependant je trouve à ces veillées une sorte de charme que je ne puis vous expliquer, et qui m'est pourtant fort sensible. Cette réunion des différents états, la simplicité de cette occupation, l'idée 1. Expression un peu précieuse. Le style de Saint-Preux manque parfois de simplicité. 2. « Teiller... rompre les brins de chanvre et séparer les chènevottes [voir page suiv. la note sur chènevotte] de l'écorce, qui doit se filer, et qu'on appelle teille quand elle est séparée des brins ». (Dict. de Féraud). 3. Rousseau a pu connaître ces veillées rustiques pendant son séjour en Savoie. Elles étaient d'ailleurs une vieille coutume des paysans français. Pour économiser la lumière coûteuse, on se réunissait souvent dans une salle commune pour travailler et causer; chacun apportait sa lampe ou sa torche, four à tour, et l'on teillait le chanvre, cas sait les noix, etc. L'habitude subsiste dans certaines provinces (Voir Babeau. La vie rurale dans l'ancienne France). Les veillées rustiques devinrent un thème traditionnel chez tous les poètes descriptifs (Bernis, SaintLambert, Roucher, etc.). 4. Le goût des vieilles romances s'était renouvelé aux environs de 1750, en même temps que celui des fabliaux, contes, chansons, etc., en vieux langage du 15 ou 16e siècle. 5. Dans toute la 2e moitié de la Nouvelle Héloïse, il y a ainsi, sous la paix champêtre et do mestique, le drame caché d'un amour qui se rallume et qui lutte. La vérite psychologique a été plus forte que le paradoxe de la vie à trois. de délassement, d'accord, de tranquillité, le sentiment de paix qu'elle porte à l'âme, a quelque chose d'attendrissant qui dispose à trouver ces chansons plus intéressantes. Ce concert des voix de femmes n'est pas non plus sans douceur. Pour moi, je suis convaincu que de toutes les harmonies il n'y en a point d'aussi agréable que le chant à l'unisson, et que s'il nous faut des accords, c'est parce que nous avons le goût dépravé. En effet, toute l'harmonie ne se trouve-t-elle pas dans un son quelconque ? et qu'y pouvons-nous ajouter sans altérer les proportions que la nature a établies dans la force relative des sons harmonieux ? En doublant les uns et non pas les autres, en ne les renforçant1 pas en même rapport, n'òtons-nous pas à l'instant ces proportions? La nature a tout fait le mieux qu'il était possible; mais nous voulons mieux faire encore, et nous gâtons tout. Il y a une grande émulation pour ce travail du soir aussi bien que pour celui de la journée; et la filouterie que j'y voulais employer m'attira hier un petit affront. Comme je ne suis pas des plus adroits à teiller, et que j'ai souvent des distractions, ennuyé d'être toujours noté pour avoir fait le moins d'ouvrage, je tirais doucement avec le pied des chènevottes de mes voisins pour grossir mon tas: mais cette impitoyable MTM d'Orbe, s'en étant aperçue, fit signe à Julie, qui, m'ayant pris sur le fait, me tança sévèrement. « Monsieur le fripon, me dit-elle tout haut, point d'injustice, même en plaisantant; c'est ainsi qu'on s'accoutume à devenir méchant tout de bon; et, qui pis est, à plaisanter encore3». Voilà comment se passe la soirée. Quand l'heure de la retraite approche, M de Wolmar dit : « Allons tirer le feu d'artifice.» A l'instant chacun prend son paquet de chène 1. On retrouve ici résumées les idées musicales chères à Rousseau. Il était partisan de la musique italienne contre la musique française, c'est-à-dire partisan d'une musique où la place essentielle est prise par le chant, la mélodie, et où l'harmonié (l'accompagnement des notes principales) reste discrètement au second plan. 2. La chènevotte est la tige du chanvre qui reste lorsqu'on en a séparé par le teillage la fibre même qui donne le chanvre. 3. Rousseau en parle pertinemment, et sans doute en se souve nant des pommes ou du vin qu'il lui arriva de voler dans sa jeunesse à ses maîtres. Rousseau avait ajouté cette note: «L'homme au beurre ! il me semble que cet avis vous irait assez bien ». Note incompréhensible pour ceux qui ne la trouvaient pas expliquée par les lettres de Rousseau. (Jean-Jacques reprochait au comte de Lastic d'avoir gardé et mange vingt livres de beurre envoyées à la mère Le Vasseur et que le comte avait reçues par erreur.) La note est supprimée dans l'édition de 1763. vottes, signe honorable de son travail; on les porte en triomphe au milieu de la cour; on les rassemble en un tas, on en fait un trophée; on y met le feu: mais n'a pas cet honneur qui veut : Julie l'adjuge en présentant le flambeau à celui ou celle qui a fait ce soir-là le plus d'ouvrage; fût-ce elle-même, elle se l'attribue sans façon. L'auguste cérémonie est accompagnée d'acclamations et de battements de mains. Les chènevottes font un feu clair et brillant qui s'élève jusqu'aux nues, un vrai feu de joie, autour duquel ou saute, on rit. Ensuite on offre à boire à toute l'assemblée chacun boit à la santé du vainqueur, et va se coucher content d'une journée passée dans le travail, la gaieté, l'innocence, et qu'on ne serait pas fàché de recommencer le lendemain, le surlendemain, et toute sa vie1. [Saint-Preux a quitté le château de Wolmar pour suivre Milord Edouard en Italie. Pendant son absence, Julie s'est jetée dans le lac pour sauver un de ses enfants en danger de se noyer. Le froid et l'émotion l'ont forcée à s'aliter. Après trois jours de maladie et des alternatives d'espoir ou de rechutes, elle meurt pendant la nuit. Avant de mourir elle écrit à Saint-Preux pour remercier le ciel de mettre fin à ses jours. Elle s'était crue guérie, mais son amour vit toujours en elle et allait renaître pour la torturer. Il est temps qu'elle s'en aille, heureuse encore et vertueuse.] Mort de Julie 2. Le souper fut encore plus agréable que je ne m'y étais attendu. Julie, voyant qu'elle pouvait soutenir la lumière, fit approcher la table, et, ce qui semblait inconcevable dans l'état où elle était, elle eut appétit. Le médecin, qui ne voyait plus d'inconvénient à la satisfaire, lui offrit un blanc de poulet. « Non, dit-elle, mais je mangerais bien de cette ferra3. » On lui en donna un petit morceau; elle le mangea 1. Après Rousseau, les fêtes et les travaux rustiques devinrent un thème familier aux romanciers. Il y en a d'innombrables chez Baculard d'Arnaud, Ma Le Prince de Beaumont, Restif de la Bretonne, etc. On pourra comparer avec «<les Rogations » dans Le Génie du Christianisme et avec les scènes rustiques de Jocelyn (Les Laboureurs), de George Sand (les labours dans La Mare au Diable). On verra que la description de Rousseau n'est pas la plus vigoureuse, la plus frappante, mais qu'elle est celle où il y a le moins d'apprêt littéraire et l'impression la plus directe de joyeuse intimité. 2. La lettre est écrite par M. de Wolmar à Saint-Preux qui est parti en Italie avec Milord Edouard. 3. Excellent poisson, particulier au lac de Genève, et qu'on n'y trouve qu'en certains temps. (Note de Rousseau.) |