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avec un peu de pain, et le trouva bon. Pendant qu'elle mangeait, il fallait voir.MTM d'Orbe la regarder; il fallait le voir, car cela ne peut se dire. Loin que ce qu'elle avait mangé lui fît mal, elle en parut mieux le reste du souper: elle se trouva même de si bonne humeur, qu'elle s'avisa de remarquer, par forme de reproche, qu'il y avait longtemps que je n'avais bu de vin étranger. « Donnez, dit-elle, une bouteille de vin d'Espagne à ces messieurs. » A la contenance du médecin, elle vit qu'il s'attendait à boire de vrai vin d'Espagne, et sourit encore en regardant sa cousine : j'aperçus aussi que, sans faire attention à tout cela, Claire, de son côté, commençait de temps à autres à lever les yeux, avec un peu d'agitation, tantôt sur Julie, et tantôt sur Fanchon, à qui ces yeux semblaient dire ou demander quelque chose.

Le vin tardait à venir: on eut beau chercher la clef de la cave, on ne la trouva point; et l'on jugea, comme il était vrai, que le valet de chambre du baron1 qui en était chargé l'avait emportée par mégarde. Après quelques autres infor. mations il fut clair que la provision d'un seul jour en avait duré cinq, et que le vin manquait sans que personne s'en fût aperçu, malgré plusieurs nuits de veille. Le médecin tombait des nues. Pour moi, soit qu'il fallût attribuer cet oubli à la tristesse ou à la sobriété des domestiques, j'eus honte d'user avec de telles gens des précautions ordinaires; je fis enfoncer la porte de la cave, et j'ordonnai que désormais tout le monde eût du vin à discrétion1.

La bouteille arrivée, on en but. Le vin fut trouvé excellent. La malade en eut envie; elle en demanda une cuillerée avec de l'eau : le médecin le lui donna dans un verre, et voulut qu'elle le bût pur. Ici les coups d'œil devinrent plus fréquents entre Claire et la Fanchon3, mais comme à la dérobée et craignant toujours d'en trop dire.

1. Du baron d'Etange qui est parti prévenir son maître.

2. Lecteurs à beaux laquais, ne demandez point avec un ris moqueur où l'on avait pris ces gens-là. On vous a répondu d'avance on ne les avait point pris, on les avait faits. Le problème entier dépend d'un point unique trouvez seulement Julie, et tout le reste est trouvé. Les hommes en général ne sont point ceci ou cela, ils sont ce qu'on les fait être. (Note de Rousseau.)

3. « Au lieu de répéter soit, on peut, après l'avoir mis une

fois, mettre ou devant les autres mots: soit réflexion, ou instinct, ou hasard» (Dict. de Féraud, 1787). Aujourd'hui, il faudrait soit que... soit que.

4. La Correspondance littéraire de Grimm traite cette histoire et quelques autres détails (Voir p. 148, n. 4) de « platitudes ». La critique est évidemment haineuse et aveugle.

5. Femme de chambre de Julie et que des bienfaits répétés ont attachée profondément à sa maîtresse.

Le jeûne, la faiblesse, le régime ordinaire à Julie, donnèrent au vin une grande activité. «Ah! dit-elle, vous m'avez enivrée! après avoir attendu si tard, ce n'était pas la peine de commencer; car c'est un objet bien odieux qu'une femme ivre.» En effet, elle se mit à babiller, très sensément pourtant à son ordinaire, mais avec plus de vivacité qu'auparavant. Ce qu'il y avait d'étonnant, c'est que son teint n'était point allumé ; ses yeux ne brillaient que d'un feu modéré par la langueur de la maladie; à la pâleur près, on l'aurait crue en santé. Pour lors l'émotion de Claire devint tout à fait visible. Elle élevait un œil craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur la Fanchon, mais principalement sur le médecin: tous ces regards étaient autant d'interrogations qu'elle voulait et n'osait faire : on eût dit toujours qu'elle allait parler, mais que la peur d'une mauvaise réponse la retenait; son inquiétude était si vive qu'elle en paraissait oppressée.

Fanchon, enhardie par tous ces signes, hasarda de dire, mais en tremblant et à demi-voix, qu'il semblait que madame avait un peu moins souffert aujourd'hui... que la dernière convulsion avait été moins forte... que la soirée... Elle resta interdite Et Claire, qui, pendant qu'elle avait parlé, tremblait comme la feuille, leva des yeux craintifs sur le médecin, les regards attachés aux siens, l'oreille attentive, et n'osant respirer de peur de ne pas bien entendre ce qu'il allait dire.

Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Bosson1 se lève, va tâter le pouls de la malade, et dit : « Il n'y a point là d'ivresse ni de fièvre; le pouls est fort bon. » A l'instant Claire s'écrie en tendant à demi les deux bras: « Hé bien! monsieur !... le pouls?... la fièvre ?... » La voix lui manquait, mais ses mains écartées restaient toujours en avant; ses yeux pétillaient d'impatience ; il n'y avait pas un muscle à son visage qui ne fût en action. Le médecin ne répond rien, reprend le poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif, et dit : « Madame, je vous entends bien: il m'est impossible de dire à présent rien de positif; mais si demain matin, à pareille heure, elle est encore dans le même état, je réponds de sa vie. » A ce mot Claire part comme un éclair, renverse deux chaises et presque la table, saute au cou du médecin, l'embrasse, le baise mille fois en sanglotant et pleurant à chau

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des larmes, et, toujours avec la même impétuosité, s'ôte du doigt une bague de prix, la met au sien malgré lui, et lui dit hors d'haleine: « Ah! monsieur, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule. »

Julie vit tout cela. Ce spectacle la déchira. Elle regarde son amie, et lui dit d'un ton tendre et douloureux: « Ah! cruelle, que tu me fais regretter la vie! veux-tu me faire mourir désespérée ? Faudra-t-il te préparer deux fois? » Ce peu de mots fut un coup de foudre; il amortit aussitôt les transports de joie; mais il ne put étouffer tout à fait l'espoir renaissant.

En un instant la réponse du médecin fut sue par toute la maison. Ces bonnes gens crurent déjà leur maîtresse guérie. Ils résolurent tout d'une voix de faire au médecin, si elle en revenait, un présent en commun pour lequel chacun donna trois mois de ses gages; et l'argent fut sur-lechamp consigné dans les mains de la Fanchon, les uns prêtant aux autres ce qui leur manquait pour cela. Cet accord se fit avec tant d'empressement, que Julie entendait de son lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de l'effet dans le cœur d'une femme qui se sent mourir! Elle me fit signe, et me dit à l'oreille : « On m'a fait boire jusqu'à la lie la coupe amère et douce de la sensibilité1.>>

Quand il fut question de se retirer, M" d'Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit la Fanchon; mais celle-ci s'indigna de cette proposition,... M d'Orbe s'opiniâtra de son côté, et les deux femmes de chambre passèrent la nuit ensemble dans le cabinet: je la passai dans la chambre voisine; et l'espoir avait tellement ranimé le zèle, que ni par ordre ni par menace je ne pus envoyer coucher un seul domestique: ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu'il y avait peu de ses habitants qui n'eussent donné beaucoup de leur vie pour être à neuf heures du matin.

1. L'image de la coupe n'est pas très neuve (voir la note 4, P. 127), mais les épithètes amère et douce résument tout ce qui attacha passionnément les contemporains à la Nouvelle Héloïse et fit pour eux la nouveauté du roman (Sur le plaisir des larmes, voir p. 158 et n. 3). Après Rousseau, les joies amères de la sensibilité, où l'influence des Nuits du poète anglais Young

se mêle un peu à celle de Rousseau, devinrent un des thèmes les plus familiers aux romanciers. Baculard d'Arnaud écrit toute une série de Nouvelles sous le titre de Les Epreuves du sentiment et Les Delassements de l'homme sensible. Loaisel de Tréogate inscrit en épigraphe d'un de ses volumes: Est quaedam flere voluptas (il y a quel que bonheur dans les larmes).

J'entendis durant la nuit quelques allées et venues qui ne m'alarmèrent pas; mais sur le matin que1 tout était tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J'écoute, je crois distinguer des gémissements. J'accours, j'entre, j'ouvre le rideau... Saint-Preux! cher Saint-Preux !... je vois les deux amies sans mouvement et se tenant embrassées, l'une évanouie et l'autre expirante. Je m'écrie2, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite. Elle n'était plus.

Adorateur de Dieu3, Julie n'était plus... Je ne vous dirai pas ce qui se fit durant quelques heures; j'ignore ce que je devins moi-même. Revenu du premier saisissement, je m'informai de Me d'Orbe. J'appris qu'il avait fallu la porter dans sa chambre, et même l'y enfermer; car elle rentrait à chaque instant dans celle de Julie, se jetait sur son corps, le réchauffait du sien, s'efforçait de le ranimer, le pressait, s'y collait avec une espèce de rage, l'appelait à grands cris de mille noms passionnés, et nourrissait son désespoir de tous ces efforts inutiles.

En entrant je la trouvai tout à fait hors de sens, ne voyant rien, n'entendant rien, ne connaissant personne, se roulant par la chambre en se tordant les mains et mordant les pieds des chaises, murmurant d'une voix sourde quelques paroles extravagantes, puis poussant par longs intervalles des cris aigus qui faisaient tressaillir. Sa femme de chambre au pied de son lit, consternée, épouvantée, immobile, n'osant souffler, cherchait à se cacher d'elle, et tremblait de tout son corps. En effet, les convulsions dont elle était agitée avaient quelque chose d'effrayant. Je fis signe à la femme de chambre de se retirer; car je craignais qu'un seul mot de consolation lâché mal à propos ne la mît en fureur.

Je n'essayai pas de lui parler, elle ne m'eût point écouté ni même entendu; mais au bout de quelque temps, la voyant épuisée de fatigue, je la pris et la portai dans un fauteuil :

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