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fin nous ne forçons jamais notre élève d'être attentif1, il y a loin de cette première leçon à la connaissance du cours du soleil et de la figure de la terre: mais comme tous les mouvements apparents des corps célestes tiennent au même principe, et que la première observation mène à toutes les autres, il faut moins d'effort, quoiqu'il faille plus de temps, pour arriver d'une révolution diurne au calcul des éclipses, que pour bien comprendre le jour et la nuit.

Puisque le soleil tourne autour du monde, il décrit un cercle, et tout cercle doit avoir un centre; nous savons déjà cela. Ce centre ne saurait se voir, car il est au cœur de la terre; mais on peut sur la surface marquer deux points opposés qui lui correspondent. Une broche passant par les trois points et prolongée jusqu'au ciel de part et d'autre sera l'axe du monde et du mouvement journalier du soleil. Un toton3 rond tournant sur sa pointe représente le ciel tournant sur son axe, les deux pointes du toton sont les deux pôles : l'enfant sera fort aise d'en connaître un; je le lui montre à la queue de la petite ourse. Voilà de l'amusement pour la nuit; peu à peu l'on se familiarise avec les étoiles, et de là naît le premier goût de connaître les planètes et d'observer les constellations.

Nous avons vu lever le soleil à la Saint-Jean1; nous l'allons voir aussi lever5 à Noël ou quelque autre beau jour d'hiver; ear on sait que nous ne sommes pas paresseux, et que nous nous faisons un jeu de braver le froid. J'ai soin de faire cette seconde observation dans le même lieu où nous avons fait la première; et, moyennant quelque adresse pour préparer la remarque, l'un ou l'autre ne manquera pas de s'écrier: « Oh, oh! voilà qui est plaisant! le soleil ne se lève plus à la même place! ici sont nos anciens renseignements et à présent il s'est levé là, etc... Il y a donc un orient d'été, et un orient d'hiver, etc... » Jeune maître, vous voilà sur la voie. Ces exemples vous doivent suffire pour enseigner très clairement la sphère, en prenant le monde pour le monde, et le soleil pour le soleil.

1. REGLE Voir p. 94, n. 6. 2. Par les éléments de géométrie enseignés au livre II.

Essayer à ou de.

3. « Toton... espèce de dé qui est traversé d'une petite cheville sur laquelle on le fait tourner et qui est marqué de différentes lettres sur les quatre faces.» (Dict. de Féraud). Rousseau suppose le toton rond.

4. Le 25 juin.

5. Lever se lever. Cf. RÈGLE: Je t'écoute canter. Voir p. 114, n. 3.

6. Objets ou marques choisis et placés pour se renseigner. Voir la même expression dans la Noucelle Héloïse, p. 154, n. 4..

7. La sphère = la sphère céleste. La fin de la phrase signifie sans doute: « en cessant de

[L'enseignement à cet âge suivra toujours la même voie. Pas d'abstractions, pas de formules vides. Rien que des faits à observer avec les conséquences qu'ils entraînent. Les sciences seules interviendront, parce que seules elles dépendent tout entières des faits. Encore ne s'agit-il pas d'un enseignement suivi et complet : « Il ne s'agit point de lui enseigner les sciences, mais de lui donner du goût pour les aimer et des méthodes pour les apprendre, quand ce goût sera mieux développé › >>>. L'anecdote du bateleur donne un exemple de la méthode de Rousseau.]

L'Enseignement des sciences.-Le Canard du Bateleur.

Souvenez-vous toujours que l'esprit de mon institution n'est pas d'enseigner à l'enfant beaucoup de choses, mais de ne laisser jamais entrer dans son cerveau que des idées justes et claires. Quand il ne saurait rien, peu m'importe, pourvu qu'il ne se trompe pas, et je ne mets des vérités dans sa tête que pour le garantir des erreurs qu'il apprendrait à leur place. La raison, le jugement viennent lentement, les préjugés accourent en foule; c'est d'eux qu'il le faut préserver. Mais si vous regardez1 la science en elle-même, vous entrez dans une mer sans fond, sans rive, toute pleine d'écueils; vous ne vous en tirerez jamais. Quand je vois un homme épris de l'amour des connaissances se laisser séduire à leurs charmes 3 et courir de l'une à l'autre sans savoir s'arrêter, je crois voir un enfant sur le rivage amassant des coquilles, et commençant par s'en charger, puis, tenté par celles qu'il voit encore, en rejeter, en reprendre, jusqu'à ce qu'accablé de leur multitude et ne sachant plus que choisir, il finisse par tout jeter, et retourne à vide.

Durant le premier âge, le temps était long : nous ne cherchions qu'à le perdre, de peur de le mal employer. Ici c'est tout le contraire, et nous n'en avons pas assez pour faire tout ce qui serait utile. Songez que les passions approchent,

prendre comme exemples des oranges ou des totons et de supposer vrais les mouvements apparents du soleil et des planètes ».

*Etudier dans tout cet extrait les inconvénients de la méthode de Rousseau en montrant qu'elle suppose une extrême lenteur. Rousseau a répondu à l'objection au début de l'extrait suivant. Discuter la réponse.

1. Regardez =avez en vue.

2. Ne pas oublier que le mot science aux 17e et 18e siècles désignait couramment l'ensemble des connaissances humaines, philosophie, rhétorique, etc., aussi bien que les sciences de la nature.

3. Séduire à séduire par. REGLE: A quelle utilité ? Voir p. 65, n. 3.

et que, sitôt qu'elles frapperont à la porte, votre élève n'aura plus d'attention que pour elles 1. L'âge paisible d'intelligence est si court, il passe si rapidement, il a tant d'autres usages nécessaires, que c'est une folie de vouloir qu'il suffise à rendre un enfant savant. Il ne s'agit point de lui enseigner les sciences, mais de lui donner du goût pour les aimer et des méthodes pour les apprendre, quand ce goût sera mieux développé. C'est là très certainement un principe fondamental de toute bonne éducation.

Voici le temps aussi de l'accoutumer peu à peu à donner une attention suivie au même objet : mais ce n'est jamais la contrainte, c'est toujours le plaisir ou le désir qui doit produire cette attention: il faut avoir grand soin qu'elle ne l'accable point et n'aille pas jusqu'à l'ennui. Tenez donc toujours l'œil au guet; et, quoi qu'il arrive, quittez tout avant qu'il s'ennuie; car il n'importe jamais autant qu'il apprenne, qu'il importe qu'il ne fasse rien malgré lui3.

S'il vous questionne lui-même, répondez autant qu'il faut pour nourrir sa curiosité, non pour la rassasier: surtout, quand vous voyez qu'au lieu de questionner pour s'instruire, il se met à battre la campagne et à vous accabler de sottes questions, arrêtez-vous à l'instant, sûr qu'alors il ne se soucie plus de la chose, mais seulement de vous asservir à ses interrogations. Il faut avoir moins d'égards aux mots qu'il prononce qu'au motif qui le fait parler. Cet avertissement, jusqu'ici moins nécessaire, devient de la dernière importance aussitôt que l'enfant commence à raisonner.

Il y a une chaîne de vérités générales par laquelle toutes les sciences tiennent à des principes communs et se développent successivement: cette chaîne est la méthode des philosophes. Ce n'est point de celle-là qu'il s'agit ici. Il y en a une toute différente, par laquelle chaque objet parti

1. Rousseau exagère sans doute, mais il se souvient de luimême et de l'empire que les passions prirent sur lui.

2. Remarque très juste. On peut aider, on ne peut pas obliger un enfant à faire attention. Ici Rousseau comme en beaucoup d'autres passages se rattache à l'école des philosophes qui, depuis Locke jusqu'a Helvétius, avaient montré qu'il était impossible de faire constamment appel à la volonté réfléchie, qu'elle était souvent impuis

sante et qu'il valait beaucoup mieux, par une connaissance exacte de la psychologie, « utiliser les passions» (l'expression est d'Helvétius), faire appel à nos penchants naturels et à nos plaisirs pour nous diriger vers le bien.

3. L'idée avait déjà été défendue par Locke.

4. Ces principes communs ce sont par exemple la nécessité de ne pas se contredire, le principe que tout effet a une cause, etc.

culier en attire un autre et montre toujours celui qui le suit1. Cet ordre, qui nourrit, par une curiosité continuelle, l'attention qu'ils exigent tous, est celui que suivent la plupart des hommes, et surtout celui qu'il faut aux enfants. En nous orientant pour lever? nos cartes, il a fallu tracer des méridiennes3. Deux points d'intersection entre les ombres égales du matin et du soir donnent une méridienne excellente pour un astronome de treize ans. Mais ces méridiennes s'effacent, il faut du temps pour les tracer; elles assujettissent à travailler toujours dans le même lieu: tant de soins, tant de gêne, l'ennuieraient à la fin. Nous l'avons prévu: nous y pourvoyons d'avance1.

Me voici de nouveau dans mes longs et minutieux détails. Lecteurs, j'entends vos murmures et je les brave: je ne veux point sacrifier à votre impatience la partie la plus utile de ce livre. Prenez votre parti sur mes longueurs; car pour moi j'ai pris le mien sur vos plaintes 5.

Depuis longtemps nous nous étions aperçus, mon élève et moi, que l'ambre, le verre, la cire, divers corps frottés attiraient les pailles, et que d'autres ne les attiraient pas. Par hasard nous en trouvons un qui a une vertu plus singulière encore: c'est d'attirer, à quelque distance et sans être frotté, la limaille et d'autres brins de fer. Combien de temps cette qualité nous amuse sans que nous puissions y rien voir de plus! Enfin nous trouvons qu'elle se communique au fer même aimanté dans un certain sens. Un jour

1. La philosophie discuterait par exemple sur les raisons pour lesquelles certains phénomènes suivent toujours certains autres et raisonnerait sur le sens du mot cause et du mot loi. Pour l'éducation d'Emile on se contente de le faire passer d'un objet à un autre par associations naturelles d'idées, sans se demander si ces associations sont scientifiquement légitimes.

2. Lever un plan, une carte = relever. L'expression est restée d'usage. Mais voir la note 3, P. 99.

3. Le méridien est le grand cercle de la sphère qui passe à la fois par les pôles du monde et le Zénith (point marqué par la perpendiculaire) du lieu et qui coupe l'équateur à angles

droits. La meridienne (ou ligne méridienne) est une ligne droite tirée du nord au sud dans le plan du méridien. La boussole est le moyen le plus simple de déterminer cette méridienne.

4. En lui enseignant à établir ces méridiennes méthodiquement sur le papier par l'usage de la boussole. Pour tous ces détails d'astronomie élémentaire on se rappellera que Rousseau étudia l'astronomie passionément aux Charmettes. Il s'était même organisé pour la nuit un planisphère céleste dont l'éclairage étrange et la grande lunette le firent prendre pour un sorcier (Confessions. I, 6.)

5. Il y a de pareilles longueurs dans bien des traités antérieurs d'éducation. Rousseau n'avait rien à craindre.

nous allons à la foire1; un joueur de gobelets attire avec un morceau de pain un canard de cire flottant sur un bassin d'eau. Fort surpris, nous ne disons pourtant pas : « «C'est un sorcier, » car nous ne savons pas ce que c'est qu'un sorcier. Sans cesse frappés d'effets dont nous ignorons les causes, nous ne nous pressons de juger de rien, et nous restons en repos dans notre ignorance jusqu'à ce que nous trouvions l'occasion d'en sortir.

De retour au logis, à force de parler du canard de la foire, nous allons nous mettre en tête de l'imiter : nous prenons une bonne aiguille bien aimantée, nous l'entourons de cire blanche, que nous façonnons de notre mieux en forme de canard, de sorte que l'aiguille traverse le corps et que la tête fasse le bec. Nous posons sur l'eau le canard, nous approchons du bec un anneau de clef, et nous voyons avec une joie facile à comprendre que notre canard suit la clef précisément comme celui de la foire suivait le morceau de pain. Observer dans quelle direction le canard s'arrête sur l'eau quand on l'y laisse en repos, c'est ce que nous pourrons faire une autre fois. Quant à présent, tout occupés de notre objet, nous n'en voulons pas davantage. Dès le même soir nous retournons à la foire avec du pain préparé dans nos poches; et sitôt que le joueur de gobelets a fait son tour, mon petit docteur, qui se contenait à peine, lui dit que ce tour n'est pas difficile, et que lui-même en fera bien autant. Il est pris au mot. A l'instant il tire de sa poche le pain où est caché le morceau de fer; en approchant de la table, le cœur lui bat; il présente le pain presque en tremblant; le canard vient et le suit: l'enfant s'écrie2 et tressaillits d'aise. Aux battements de mains, aux acclama

1. Je n'ai pu m'empêcher de rire en lisant une fine critique de M. de Formey sur ce petit conte: « Ce joueur de gobelets, dit-il, qui se pique d'émulation contre un enfant et sermonne gravement son instituteur, est un individu du monde des Émile. » Le spirituel M. de Formey n'a pu supposer que cette petite scène était arrangée, et que le bateleur était instruit du rôle qu'il avait à faire; car c'est en effet ce que je n'ai point dit. Mais combien de fois, en revanche, ai-je déclaré que je n'écrivais point pour les gens à qui il fallait tout dire ! (Note de Rousseau.)

Formey est un écrivain contemporain de Rousseau, académicien de Berlin, qui écrivit un

Anti-Emile (1762), où se trouve la
critique raillée par Rousseau et
un Emile chrétien (1764). Rousseau
a déjà supposé pareilles combi-
naisons, au livre II, pour guérir
un jeune élève de l'entêtement
qui le pousse à sortir seul. On a
répété, après Formey, que toutes
ces machinations pédagogiques
étaient bien compliquées.
2. S'écrie
p. 144, n. 2.

pousse un cri. Cf.

3. A cette date on hésitait entre «tressaut » qui vieillissait, << tressaillit », employé plusieurs fois par Rousseau (dans Pygmalion), et la forme actuelle « tressaille »> (employée par MTM• de Genlis).

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