Un enfant sait qu'il est fait pour devenir homme, toutes les idées qu'il peut avoir de l'état de l'homme sont des occasions d'instruction pour lui; mais sur les idées de cet état qui ne sont pas à sa portée, il doit rester dans une ignorance absolue. Tout mon livre n'est qu'une preuve continuelle de ce principe d'éducation. Sitôt que nous sommes parvenus à donner à notre élève une idée du mot utile, nous avons une grande prise de plus pour le gouverner; car ce mot le frappe beaucoup, attendu qu'il n'a pour lui qu'un sens relatif à son âge, et qu'il en voit clairement le rapport à son bien-être actuel. Vos enfants ne sont point frappés de ce mot, parce que vous n'avez pas eu soin de leur en donner une idée qui soit à leur portée, et que d'autres se chargeant toujours de pourvoir à ce qui leur est utile, ils n'ont jamais besoin d'y songer eux-mêmes, et ne savent ce que c'est qu'utilité 1. A quoi cela est-il bon? Voilà désormais le mot sacré, le mot déterminant entre lui et moi dans toutes les actions de notre vie : voilà la question qui de ma part suit infailliblement toutes ses questions, et qui sert de frein à ces multitudes d'interrogations soltes et fastidieuses dont les enfants fatiguent sans relâche et sans fruit tous ceux qui les environnent, plus pour exercer sur eux quelque espèce d'empire que pour en tirer quelque profit. Celui à qui, pour sa plus importante leçon, l'on apprend à ne vouloir rien savoir que d'utile, interroge comme Socrate3; il ne fait pas une question sans s'en rendre à lui-même la raison qu'il sait qu'on lui en va demander avant que de la résoudre 1. Voyez quel puissant instrument je vous mets entre les mains pour agir sur votre élève. Ne sachant les raisons de rien, le voilà presque réduit au silence quand il vous plaît; et vous, au contraire, quel avantage vos connaissances et votre expérience ne vous donnent-elles point pour lui montrer l'utilité de tout ce que vous lui proposez ? Car, 1. Voir la RÈGLE: Il faut dire ce que c'est que prose et que vers. Voir p. 67, n. 1. 2. Dans nos dialogues. 3. En effet Socrate en interrogeant ses auditeurs feignait d'ignorer ce qui faisait le sujet de la discussion. Mais il voulait simplement les amener à trou ver par eux-mêmes la solution qu'il possédait déjà. De même Emile ignore sans doute la ré ponse qu'il demande. Mais il sait du moins en lui-même la raison de sa question, son utilité. 4.REGLE: Les constructions surchargées de que et de qui étaient très fréquentes au 17e siècle. (Cf. CROUZET... Gr. Fr., §406). Le 18 siècle leur substitue presque toujours la phrase courte et incisive. Rousseau reste parfois l'élève du 17° siècle. Voir sur ses premières tentatives littéraires l'extrait p. 63. ne vous y trompez pas, lui faire cette question, c'est lui apprendre à vous la faire à son tour; et vous devez compter, sur tout ce que vous lui proposerez dans la suite, qu'à votre exemple il ne manquera pas de dire: A quoi cela est-il bon? C'est ici peut-être le piège le plus difficile à éviter pour un gouverneur. Si, sur la question de l'enfant, ne cherchant qu'à vous tirer d'affaire, vous lui donnez une seule raison qu'il ne soit pas en état d'entendre, voyant que vous raisonnez sur vos idées et non sur les siennes, il croira ce que vous lui dites bon pour votre âge, et non pour le sien; il ne se fiera plus à vous, et tout est perdu. Mais où est le maître qui veuille bien rester court et convenir de ses torts avec son élève ? Tous se font une loi de ne pas convenir même de ceux qu'ils ont; et moi je m'en ferais une de convenir même de ceux que je n'aurais pas, quand je ne pourrais mettre mes raisons à sa portée : ainsi ma conduite, toujours nette dans son esprit, ne lui serait jamais suspecte, et je me conserverais plus de crédit en me supposant des fautes, qu'ils ne font en cachant les leurs. Premièrement, songez bien que c'est rarement à vous de lui proposer ce qu'il doit apprendre ; c'est à lui de le désirer, de le chercher, de le trouver1; à vous de le mettre à sa portée, de faire naître adroitement ce désir et de lui fournir les moyens de le satisfaire. Il suit de là que vos questions doivent être peu fréquentes, mais bien choisies ; et que, comme il en aura beaucoup plus à vous faire que vous à lui, vous serez toujours moins à découvert, et plus souvent dans le cas de lui dire : En quoi ce que vous me demandez est-il utile à savoir? De plus, comme il importe peu qu'il apprenne ceci ou cela, pourvu qu'il conçoive bien ce qu'il apprend et l'usage de ce qu'il apprend, sitôt que vous n'avez pas à lui donner sur ce que vous lui dites un éclaircissement qui soit bon pour lui, ne lui en donnez point du tout. Dites lui sans scrupules: « Je n'ai pas de bonne réponse à vous faire, j'avais tort, laissons cela. » Si votre instruction était réel 1. Conformément à la méthode générale de Rousseau qui est de ne rien imposer machiñalement à la mémoire de l'enfant, mais d'éveiller d'abord sa curiosité pour fixer son attention. Le principe: à quoi cela est-il bon? sous la forme rigoureuse qu'il lui donne, lui appartient bien. Mais la méthode qui consiste à lement déplacée, il n'y a pas de mal à l'abandonner tout-à-fait ; si elle ne l'était pas, avec un peu de soin vous trouverez bientôt l'occasion de lui en rendre l'utilité sensible. Je n'aime point les explications en discours; les jeunes gens y font peu d'attention et ne les retiennent guère. Les choses! les choses1. Je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots: avec notre éducation babillarde, nous ne faisons que des babillards2. Supposons que, tandis que j'étudie avec mon élève le cours du soleil et la manière de s'orienter, tout à coup il m'interrompe pour me demancer à quoi sert tout cela. Quel beau discours je vais lui faire! de combien de choses je saisis l'occasion de l'instruire en répondant à sa question, surtout si nous avons des témoins de notre entretien3! Je lui parlerai de l'utilité des voyages, des avantages du commerce, des productions particulières à chaque climat, des mœurs des différents peuples, de l'usage du calendrier, de la supputation du retour des saisons pour l'agriculture, de l'art de la navigation, de la manière de se conduire sur mer et de suivre exactement la route sans savoir où l'on est. La politique, l'histoire naturelle, l'astronomie, la morale même et le droit des gens, entreront dans mon explication, de manière à donner à mon élève une grande idée de toutes ces 1. Etudier dans quelle mesure Rousseau, sorti de son système d'éducation, a été fidèle à ce souci des choses, des réalités. Montrer qu'au contraire, dans ses deux premiers Discours, il s'était, dans une certaine mesure, désintéressé de ces réalités. 2. Principes excellents, mais pour lesquels Rousseau n'invente rien. Dès 1760 l'influence des sciences et surtout de l'histoire naturelle avait dressé, en face des méthodes asservies à l'autorité et à la mémoire passive, le respect des faits et du jugement de l'enfant. (Voir Introduction, p. 44). DIGARD (Mémoires et Aventures d'un bourgeois... 1751) proteste contre la science puérile de syllabes et de mots ». Helvétius (1758) se demande si «< huit ou dix années consommées dans l'étude des mots ne seraient pas mieux employées à l'étude des choses ». Rapprocher l'exclamation de Rousseau de celle que le genevois de Luc, son ami, prêtait aux savants de son temps: «< Des faits! Des faits! ». (Lettres physiques, etc.). Et ces principes n'ont pas encore complètement triomphé aujourd'hui. 3. J'ai souvent remarqué que, dans les doctes instructions qu'on donne aux enfants, on songe moins à se faire écouter d'eux que des grandes personnes qui sont présentes. Je suis très sûr de ce que je dis là, car j'en ai fait l'observation sur moi-même. (Note de Rousseau.) Rousseau avait pu en effet causer éducation dans le salon de M. de Mably dont il éleva quelque temps le fils, dans celui de Mme de Chenonceaux qui l'engagea, dit-il, à écrire l'Emile, dans celui de Me d'Epinay qui avait formé le projet d'écrire des lettres pour l'éducation de son fils etc. = calcul. 4. Supputation sciences et un grand désir de les apprendre. Quand j'aurai tout dit, j'aurai fait l'étalage d'un vrai pédant1, auquel il n'aura pas compris une seule idée. Il aurait grande envie de me demander comme auparavaut à quoi sert de s'orienter; mais il n'ose de peur que je ne me fâche. Il trouve mieux son compte à feindre d'entendre ce qu'on l'a forcé d'écouter. Ainsi se pratiquent les belles éducations. Mais notre Emile, plus rustiquement élevé, et à qui nous donnons avec tant de peine une conception dure2, n'écoutera rien de tout cela. Du premier mot qu'il n'entendra pas, il va s'enfuir, il va folâtrer par la chambre et me laisser pérorer tout seul. Cherchons une solution plus grossière, mon appareil scientifique ne vaut rien pour lui. Nous observions la position de la forêt au nord de Montmorency, quand il m'a interrompu par son importune question, A quoi sert cela? « Vous avez raison, lui dis-je; il y faut penser à loisir; et si nous trouvons que ce travail n'est bon à rien, nous ne le reprendrons plus, car nous ne manquons pas d'amusements utiles. » On s'occupe d'autre chose, et il n'est plus question de géographie du reste de la journée. Le lendemain matin je lui propose un tour de promenade avant le déjeuner: il ne demande pas mieux; pour courir, les enfants sont toujours prêts et celui-ci a de bonnes jambes. Nous montons dans la forêt, nous parcourons les champeaux 3, nous nous égarons, nous ne savons plus où nous sommes; et, quand il s'agit de revenir, nous ne pouvons plus retrouver notre chemin. Le temps se passe, la chaleur vient, nous avons faim; nous nous pressons, nous errons vainement de côté et d'autre, nous ne trouvons partout que 1. En 1732 (Dict. de Furetière), le mot avait encore, avec son sens actuel, son sens premier: maître d'école. En 1787 (Dict. de Féraud), il n'a plus que le sens actuel et celui que lui donne Rousseau. 2. « Conception... faculté de concevoir ou de comprendre]» (Dict. de Féraud). Rousseau veut dire que son élève ne s'intéresse qu'aux idées qu'il comprend parfaitement et que son esprit se ferme à tout ce qui ne peut être pour lui que des formules obs cures. 3. Champeau ou pré champeau désignait dans l'ancienne lan gue les prés des champs, par opposition aux prés de rivière. Le mot était tout à fait tombé en désuétude (Les dictionnaires du 18° siècle ne le donnent pas). Mais à Montmorency, où Rousseau l'a recueilli, il avait subsisté, comme une sorte de nom propre, pour désigner un plateau à mi-côte: «Lorsqu'on quitte le bas du vallon pour se promener à mi-côte, comme nous fîmes une fois, monsieur le maréchal, le long des Champeaux, du côté d'Andilly ». (Lettre au Maréchal de Luxembourg du 28 janvier 1768). (Voir A. François : Les Provincialismes de J.-J. Rousseau. Annales J.-J. Rousseau, 1907). des bois, des carrières, des plaines, nul renseignement pour nous reconnaître. Bien échauffés, bien recrus1, bien affamés, nous ne faisons avec nos courses que nous égarer davantage. Nous nous asseyons enfin pour nous reposer, pour délibérer. Emile, que je suppose élevé comme un autre enfant, ne délibère point, il pleure ; il ne sait pas que nous sommes à la porte de Montmorency, et qu'un simple taillis nous le cache; mais ce taillis est une forêt pour lui, un homme de sa stature est enterré dans les buissons. Après quelques moments de silence, je lui dis d'un air inquiet: «< Mon cher Emile, comment ferons-nous pour sortir d'ici? ÉMILE, en nage, et pleurant à chaudes larmes. Je n'en sais rien. Je suis las; j'ai faim; j'ai soif; je n'en puis plus. JEAN-JACQUES. Me croyez-vous en meilleur état que vous? et pensez-vous que je me fisse faute de pleurer si je pouvais déjeuner de mes larmes? Il ne s'agit pas de pleurer, il s'agit de se reconnaître. Voyons votre montre; quelle heure est-il ? ÉMILE. Il est midi, et je suis à jeun. JEAN-JACQUES. jeun. ÉMILE. Cela est vrai, il est midi, et je suis à Oh! que vous devez avoir faim! JEAN-JACQUES. Le malheur est que mon dîner ne viendra pas me chercher ici. Il est midi. C'est justement l'heure où nous observions hier de Montmorency la position de la forêt. Si nous pouvions de même observer de la forêt la position de Montmorency ?... ÉMILE. Oui; mais hier nous voyions la forêt, et d'ici nous ne voyons pas la ville. JEAN-JACQUES. Voilà le mal... Si nous pouvions nous passer de la voir pour trouver sa position? ÉMILE. - O mon bon ami! JEAN-JACQUES. - Ne disions-nous pas que la forêt était... ÉMILE. Au nord de Montmorency. JEAN-JACQUES. Par conséquent Montmorency doit être... Au sud de la forêt. JEAN-JACQUES. à midi. Nous avons un moyen de trouver le nord ÉMILE. Oui, par la direction de l'ombre. ÉMILE. Comment faire? JEAN-JACQUES. Le sud est l'opposé du nord. 1. Recru= recru de fatigue. |