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FIG. 10. Gravure de Moreau le Jeune pour l'Emile..

Promenade dans la forêt de Montmorency.
(Voir les Extraits, p. 213 et suiv.).

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ÉMILE. O Cela est vrai; il n'y a qu'à chercher l'opposé de: l'ombre. Oh! voilà le sud! voilà le sud! sûrement Montmorency est de ce côté; cherchons de ce côté.

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ÉMILE, frappant des mains et poussant un cri de joie. Ah! je vois Montmorency! le voilà tout devant nous, tout à découvert. Allons déjeuner, allons dîner, courons vite l'astronomie est bonne à quelque chose. »>

Prenez garde que, s'il ne dit pas cette dernière phrase, il la pensera; peu importe, pourvu que ce ne soit pas moi qui la dise. Or soyez sûr qu'il n'oubliera de sa vie la leçon de cette journée; au lieu que, si je n'avais fait que lui supposer tout cela dans sa chambre, mon discours eût été oublié dès le lendemain. Il faut parler tant qu'on peut par les actions, et ne dire que ce qu'on ne saurait faire3.

[Pour aider le maître dans sa tâche, en unissant toujours la recherche avec le besoin et l'utilité, un seul livre vaudra tous les autres, le Robinson Crusoe de Daniel de Foë. Emile y apprendra le prix de l'activité manuelle. Il apprendra à apprécier les « travaux des hommes » non d'après les préjugés odieux des classes sociales mais « par leur rapport sensible avec son utilité, sa sûreté, sa conservation, son bien-être >>. De la considération des métiers on passera aisément à quelques réflexions simples sur la vie sociale, sur le commerce, la monnaie. On veillera seulement à maintenir toujours entre ces « connaissances bornées » un «< strict enchaînement ». Et l'on profitera de ces réflexions pour montrer à Emile qu'il dépend des autres, que, pour obtenir ce qui lui est nécessaire, il lui faut donner en échange les fruits de son activité, qu'il ne peut vivre qu'en ayant un état. De ces états, le plus sûr et le plus utile pour l'éducation morale d'Emile c'est le travail des mains.]

1. RÉGLE: Tout adverbe, employé pour donner plus de force à l'expression, était très fréquent au 17 et encore au 18e siècle:

Il m'est dans la pensée Venu tout maintenant une affaire [pressée

(MOLIÈRE. Ecole des Femmes, v.961.) 2. Supposer = présenter comme une supposition.

3. L'influence de tous ces petits récits où circule le grand air, la santé et la vie, aidés par le mouvement général de l'opinion, fut extrême. Citons ce passage des Mémoires de Fonvielle (vers 1775) où il montre

comment son précepteur entendait, de 7 à 10 ans, son éducation: « Il me faisait lever avant le jour, me conduisait à une lieue de la ville, ayant chacun un gros morceau de pain dans notre poche, déjeûnait avec moi au bord d'une fontaine, le plus souvent à celle de Perpan... cueillait avec moi les mûres des buissons, les fruits âpres de l'aubépine, ou ceux plus doux de l'arbousier, qu'il corrigeait avec du sucre, cherchait avec moi des champignons, des nids d'oiseaux ou des grillons, et au milieu de tout cela me faisait admirer la nature qu'il développait à ma raison naissante ».

Emile apprend un métier.

De toutes les occupations qui peuvent fournir la subsistance à l'homme, celle qui le rapproche le plus de l'état de nature est le travail des mains: de toutes les conditions, la plus indépendante de la fortune et des hommes est celle de l'artisan. L'artisan ne dépend que de son travail; il est libre, aussi libre que le laboureur est esclave: car celui-ci tient à son champ, dont la récolte est à la discrétion d'autrui. L'ennemi, le prince1, un voisin puissant, un procès, lui peut enlever ce champ; par ce champ on peut le vexer3 en mille manières : mais partout où l'on veut vexer l'artisan, son bagage est bientôt fait; il emporte ses bras et s'en va1. Toutefois l'agriculture est le premier métier des l'homme: c'est le plus honnête, le plus utile, et par conséquent le plus noble qu'il puisse exercer 6. Je ne dis pas à Emile « Apprends l'agriculture » ; il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers; c'est par eux qu'il a commencé; c'est à eux qu'il revient sans cesse. Je lui dis donc: << Cultive l'héritage de tes pères. Mais si tu perds cet héritage, ou si tu n'en as point, que faire ? Apprends un métier. - Un métier à mon fils! mon fils artisan! Monsieur, y pensez-vous ?

J'y pense mieux que vous, Madame, qui voulez le réduire à ne pouvoir jamais être qu'un lord, un marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien : moi, je veux lui donner un rang qu'il ne puisse perdre, un rang qui l'honore dans tous les temps, je veux l'élever à l'état d'homme; et, quoi que vous puissiez dire, il aura moins d'égaux à ce titre qu'à tous ceux qu'il tiendra de vous. »

1. On sait que, dans la théorie stricte du droit monarchique, le << prince» est le possesseur de tous les biens de ses sujets.

2. Sur l'accord avec le sujet le plus voisin, cf. CROUZET... Gr. Fr., 360.

3. Vexertourmenter (sens du latin vexare). Notons que c'est à la fin du 18e siècle que le sens du mot s'est affaibli. « Les petits maîtres modernes, dit Feraud (1787), se servent du mot à tout propos: On m'accable, on

me vexe... »

4. L'industrie moderne a prouvé que le métier d'« artisan » ou d'ouvrier n'était pas sûr et qu'il ne suffisait pas d'avoir des bras, qu'il fallait trouver où les employer.

5. Cf. Voltaire parlant des paysans qui exercent, dit-il, la première des professions ».

6 C'était là un thème banal des moralistes et des économistes à cette date. Voir l'Introduction, p 39

7 RÈGLE. Il se faut entr'aider. Voir p. 76, n. 5.

La lettre tue, et l'esprit vivifie1. Il s'agit moins d'apprendre un métier pour savoir un métier, que pour vaincre les préjugés 2 qui le méprisent. Vous ne serez jamais réduit à travailler pour vivre. Eh! tans pis, tant pis pour vous ! Mais n'importe; ne travaillez point par nécessité, travaillez par gloire. Abaissez-vous à l'état d'artisan pour être audessus du vôtre. Pour vous soumettre la fortune et les choses, commencez par vous en rendre indépendant. Pour régner par l'opinion, commencez par régner sur elle.

Souvenez-vous que ce n'est point un talent que je vous demande, c'est un métier, un vrai métier, un art purement mécanique, où les mains travaillent plus que la tête, et qui ne mène point à la fortune, mais avec lequel on peut s'en passer. Dans des maisons fort au-dessus du danger de manquer de pain, j'ai vu des pères pousser la prévoyance jusqu'à joindre au soin d'instruire leurs enfants celui de les pourvoir de connaissances dont, à tout évènement, ils pussent tirer parti pour vivre. Ces pères prévoyants croient beaucoup faire; ils ne font rien, parce que les ressources qu'ils pensent ménager à leurs enfants dépendent de cette même fortune au-dessus de laquelle ils les veulent mettre. En sorte qu'avec tous ces beaux talents, si celui qui les a ne se trouve dans des circonstances favorables pour en faire usage, il perira de misère comme s'il n'en avait aucun.

Dès qu'il est question de manége et d'intrigues, autant vaut les employer à se maintenir dans l'abondance, qu'à regagner, du sein de la misère, de quoi remonter à son premier état. Si vous cultivez des arts dont le succès tient à la réputation de l'artiste; si vous vous rendez propre à des emplois qu'on n'obtient que par la faveur3, que vous servira tout cela, quand justement dégoûté du monde vous dédaignerez les moyens sans lesquels on n'y peut réussir? Vous avez étudié la politique et les intérêts des princes:

1. Proverbe. Il signifie que c'est souvent comprendre absurdement un texte que l'interpréter dans le sens strict de ses termes, et qu'il faut en comprendre l'esprit.

2. Ces préjugés étaient alors vivement combattus par les « philosophes ». Voir l'Introduction, P. 44. Ce qui fit en partie le succès de l'Encyclopédie, ce furent les descriptions très précises de métiers dont Diderot se chargea. Et quelques années plus tard, l'Académie des Sciences édi

tait une série de publications, depuis longtemps commencée, pour étudier et fixer les procé dés des principaux « Arts et Métiers ».

3. La critique du favoritisme était plus juste à cette date qu'à toute autre époque. Voir le cèlèbre monologue de Figaro dans le Mariage de Figaro: «il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint ». Les mêmes critiques se rencontrent d'ailleurs chez Voltaire, Helvétius, etc.

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