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plaisir à voir ses ressources, à contempler son propre bien, même quand on n'en veut pas user.

Il suit de là que, pour porter un jeune homme à l'humanité, loin de lui faire admirer le sort brillant des autres, il faut le lui montrer par les côtés tristes; il faut le lui faire craindre. Alors, par une conséquence évidente, il doit se frayer une route au1 bonheur, qui ne soit sur les traces de personne.

DEUXIÈME MAXIME.

On ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt soi-même.

«Non ignara mali, miseris succurrere disco3. »

Je ne connais rien de si beau, de si profond, de si touchant, de si vrai, que ce vers-là.

Pourquoi les rois sont-ils sans pitié pour leurs sujets ? C'est qu'ils comptent de n'être jamais hommes. Pourquoi les riches sont-ils si durs envers les pauyres? C'est qu'ils n'ont pas peur de le devenir. Pourquoi la noblesse a-t-elle un si grand mépris pour le peuple? C'est qu'un noble ne sera jamais roturier. Pourquoi les Turcs sont-ils généralement plus humains, plus hospitaliers que nous ? C'est que, dans leur gouvernement tout à fait arbitraire, la grandeur et la fortune des particuliers étant toujours précaires ct chancelantes, ils ne regardent point l'abaissement et la misère comme un état étranger à eux ; chacun peut être demain ce qu'est aujourd'hui celui qu'il assiste. Cette réflexion, qui revient sans cesse dans les romans orientaux, donne à leur lecture je ne sais quoi d'attendrissant que n'a point tout l'apprêt de notre sèche morale.

ser sur l'herbe avec les paysans, à couronner des rosières. Le Trianon de Marie-Antoinette a été précédé, dès 1750, par d'innombrables mensonges analogues.

1. Acers. RÈGLE: A quelle utilité? Voir p. 63, n. 3.

2. C'est-à-dire qui ne recherche pas, comme celle des autres, les apparences brillantes du bonheur.

3. « Je connais le malheur et par lui j'ai appris à aider ceux qui souffrent.» (VIRGILE, Enéide. I, v. 630.)

4. REGIR: Acec certains cerbes, (sembler, paraitre, compter...) de

s'emploie souvent aux 17o ct 18° siècles, là où nous le supprimons: « C'est ce qui me semble de merveilleux » (LA FONTAINE).

5. Comparer tout ce passage avec la doctrine de La Rochefoucauld. La pitié est « une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber », etc.

6. Les romans orientaux étaien fort à la mode depuis la fin du 17e siècle; on les imitait dans d'innombrables Contes. (Voir Zadig, la Princesse de Babylone, de Voltaire, etc.). Rousseau songe sans doute aux Mille et une Nuits.

N'accoutumez donc pas votre élève à regarder du haut de sa gloire les peines des infortunés, les travaux des misérables; et n'espérez pas lui apprendre à les plaindre, s'il les considère comme lui étant étrangers. Faites-lui bien comprendre que le sort de ces malheureux peut être le sien, que tous leurs maux sont sous ses pieds, que mille évène. ments imprévus et inévitables peuvent l'y plonger d'un moment à l'autre. Apprenez-lui à ne compter ni sur la naissance, ni sur la santé, ni sur les richesses; montrez-lui toutes les vicissitudes de la fortune; cherchez-lui les exemples toujours trop fréquents de gens qui, d'un état plus élevé que le sien, sont tombés au-dessous de celui de ces malheureux: que ce soit par leur faute ou non, ce n'est pas maintenant de quoi il est question; sait-il seulement ce que c'est que faute1? N'empiétez jamais sur l'ordre de ses connaissances, et ne l'éclairez que par les lumières qui sont à sa portée : il n'a pas besoin d'être fort savant pour sentir que toute la prudence humaine ne peut lui répondre si dans une heure il sera vivant ou mourant; si les douleurs de la néphrétique ne lui feront point grincer les dents avant la nuit ; si dans un mois il sera riche ou pauvre; si dans un an peut-être il ne ramera point sous le nerf de boeuf dans les galères d'Alger3. Surtout n'allez pas lui dire tout cela froidement, comme son catéchisme; qu'il voie, qu'il sente les calamités humaines : ébranlez, effrayez son imagination des périls dont tout homme est sans cesse environné; qu'il voie autour de lui tous ces abîmes, et qu'à vous les entendre décrire, il se presse contre vous de peur d'y tomber. Nous le rendrons timide et poltron, direz-vous. Nous verrons dans la suite; mais quant à présent, commençons par le rendre humain; voilà surtout ce qui nous importe.

TROISIÈME MAXIME. La pitié qu'on a du mal d'autrui ne se mesure pas sur la quantité de ce mal, mais sur le sentiment qu'on prête à ceux qui le souffrent.

On ne plaint un malheureux qu'autant qu'on croit qu'il se trouve à plaindre. Le sentiment physique de nos maux

1. RÉGLE: Il faut dire ce que c'est que prose et que vers. Voir p. 67, n. i.

=

2. Répondre garantir.

3. Les corsaires barbaresques capturaient encore constam ment les vaisseaux chrétiens.

Dans une suite d'Emile, intitulée. Emile et Sophie ou les Solitai res, Rousseau suppose justement qu'Emile est fait prisonnier et conduit à Alger.

4. Sur le sentiment == sur la faculté de le ressentir. Sens du mot constant au 18e siècle.

est plus borné qu'il ne semble; mais c'est par la mémoire qui nous en fait sentir la continuité, c'est par l'imagination qui les étend sur l'avenir, qu'ils nous rendent vraiment à plaindre. Voilà, je pense, une des causes qui nous endurcissent plus aux maux des animaux qu'à ceux des hommes, quoique la sensibilité commune dût également nous identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de charretier dans son écurie, parce qu'on ne présume pas qu'en mangeant son foin il songe aux coups qu'il a reçus et aux fatigues qui l'attendent. On ne plaint pas non plus un mouton qu'on voit paître, quoiqu'on sache qu'il sera bientôt égorgé, parce qu'on juge qu'il ne prévoit pas son sort. Par extension l'on s'endurcit ainsi sur le sort des hommes; et les riches se consolent du mal qu'ils font aux pauvres, en les supposant assez stupides pour n'en rien sentir. En général je juge du prix que chacun met au bonheur de ses semblables par le cas qu'il paraît faire d'eux. Il est naturel qu'on fasse bon marché du bonheur des gens qu'on méprise. Ne vous étonnez donc plus si les politiques parlent du peuple avec tant de dédain1, ni si la plupart des philosophes affectent de faire l'homme si méchant 2.

C'est le peuple qui compose le genre humain; ce qui n'est pas peuple est si peu de chose que ce n'est pas la peine de le compter 3. L'homme est le même dans tous les états : si cela est, les états les plus nombreux méritent le plus de respect. Devant celui qui pense toutes les distinctions civiles disparaissent: il voit les mêmes passions, les mêmes sentiments dans le goujat1 et dans l'homme illustre; il n'y discerne que leur langage, qu'un coloris plus ou moins apprêté; et si quelque différence essentielle les distingue, elle est au préjudice des plus dissimulés. Le peuple se montre tel qu'il est, et n'est pas aimable : mais il faut bien que les gens du monde se déguisent; s'ils se montraient tels qu'ils sont, ils feraient horreur 5.

1. Cela n'était plus vrai à cette date. Ni les ouvrages célèbres de Burlamaqui, ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Diderot, ni l'abbé de Saint-Pierre, dont Rousseau étudiait les manuscrits, n'avaient ce dédain des misères du peuple.

2. Pour pouvoir le mépriser, se désintéresser de son bonheur et ne songer qu'aux intérêts de leur vanité et de leurs systè

mes.

3. A rapprocher de l'affirmation du conventionnel Sieyes: « Qu'est-ce que le Tiers-Etat ? Rien. Que doit-il être ? Tout. >>

4. «Goujat... valet de soldat»> (Dict. de Féraud. 1787).

5. Remarquer l'âpreté de l'attaque. Rousseau est beaucoup moins féroce, et reconnaît aux gens du monde, par exemple aux femmes, une bienfaisance discrète et inépuisable, dans la Nouvelle Héloïse (Lettres de

Il y a, disent encore nos sages, même dose de bonheur et de peine dans tous les états. Maxime aussi funeste qu'insoutenable: car, si tous sont également heureux, qu'ai-je besoin de m'incommoder pour personne? Que chacun reste comme il est que l'esclave soit maltraité, que l'infirme souffre, que le gueux périsse; il n'y a rien à gagner pour eux à changer d'état. Ils font l'énumération des peines du riche, et montrent l'inanité de ses vains plaisirs : quel grossier sophisme! les peines du riche ne lui viennent point de son état, mais de lui seul, qui en abuse1. Fût-il plus malheureux que le pauvre même, il n'est point à plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, et qu'il ne tient qu'à lui d'être heureux. Mais la peine du misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s'appesantit sur lui. Il n'y a point d'habitude qui lui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de l'épuisement, de la faim: le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l'exempter des maux de son état. Que gagne Épictète de prévoir que son maître va lui casser la jambe? la lui casse-t-il moins pour cela? Il a par-dessus son mal le mal de la prévoyance. Quand le peuple serait aussi sensé que nous le supposons stupide, que pourrait-il être autre3 que ce qu'il est? que pourrait-il faire autre que ce qu'il fait? Étudiez les gens de cet ordre, vous verrez que, sous un autre langage, ils ont autant d'esprit et plus de bon sens que vous. Respectez donc votre espèce; songez qu'elle est composée essentiellement de la collection des peuples; que, quand tous les rois et tous les philosophes en seraient ôtés, il n'y paraîtrait guère et que les choses n'en iraient pas plus mal1. En un mot, apprenez à votre élève à aimer tous les hommes, et même ceux qui les déprisent; faites en sorte qu'il ne se place dans aucune classe, mais qu'il se retrouve dans toutes; parlez devant lui

Saint-Preux à Julie sur la société parisienne II, 17, 21). Mais entre la rédaction de cette 2o partie et ce livre de l'Emile, il y a eu la tragi-comédie de l'Ermitage. Il y a en outre la tendance de Rousseau à pousser toujours ses arguments à l'extrême. Les violences de Rousseau ne sont d'ailleurs, à cette date, neuves que dans la forme .(Voir les Considérations sur les mœurs de Duclos).

1. Voir l'extrait sur le luxe (p. 66) et les idées de M. de Wolmar sur l'opulence dans la Nouvelle Héloïse (v. 2).

2. Sur le dédain de Rousseau pour la prévoyance, voir l'analyse du livre II de l'Emile.

3. Nous dirions: que pourraitil être d'autre. Cf. CROUZET... Gr. Fr., § 373.

4. Rousseau reste fidèle à son mépris systématique de la philosophie et même de toute culture intellectuelle.Voir les deux premiers Discours.

5 Dépriser mépriser. En 1787 'le Dict. de Féraud indique déjà que le verbe ne s'emploie qu'en parlant d'une marchandise.

du genre humain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point l'homme. C'est par ces routes et d'autres semblables, bien contraires à celles qui sont frayées, qu'il convient de pénétrer dans le cœur d'un jeune adolescent pour y exciter les premiers mouvements de la nature, le développer et l'étendre sur ses semblables; à quoi j'ajoute qu'il importe de mêler à ces mouvements le moins d'intérêt personnel qu'il est possible; surtout point de vanité, point d'émulation, point de gloire, point de ces sentiments qui nous forcent de nous comparer aux autres; car ces comparaisons ne se font jamais sans quelque impression de haine contre ceux qui nous disputent la préférence, ne fût-ce que dans notre propre estime. Alors il faut s'aveugler ou s'irriter, être un méchant ou un sot: tâchons d'éviter cette alternative. Ces passions si dangereuses naîtront tôt ou tard, me dit-on, malgré nous. Je ne le nie pas; chaque chose a son temps et son lieu; je dis seulement qu'on ne doit pas leur aider à naître.

[La « sensibilité », source de pitié, d'amour et de haine, et par là, selon Rousseau, « des premières notions du bien et du mal », peut dévier dans la lutte pour la vie. Elle peut susciter « des passions de bienveillance et de commisération, ou d'envie et de convoitise ». Pour la diriger vers le bien, il faut instruire Emile de la vie sociale, de ses inégalités, de ses cruautés. Le spectacle de la vie contemporaine est dangereux. Il habitue au scepticisme, « à voir les méchants sans horreur ». C'est alors que l'histoire bien comprise peut intervenir.]

L'Enseignement de la Morale par les vies
des grands hommes.

L'histoire en général est défectueuse, en ce qu'elle ne tient registre que de faits sensibles1 et marqués, qu'on peut fixer par des noms, des lieux, des dates, mais les causes lentes et progressives de ces faits, lesquelles ne peuvent s'assigner de même, restent toujours inconnues. On trouve souvent dans une bataille gagnée ou perdue la raison d'une révolution qui, même avant cette bataillé, était déjà devenue inévitable. La guerre ne fait guère que manifester des évènements déjà déterminés par des causes morales que les historiens savent rarement voir.

1. Sensibles qui tombent sous les sens.

2. Lesquelles est employé ici

au lieu de qui pour éviter l'équi voque. Cf. CROUZET... Gr. Fr., § 183

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