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L'esprit philosophique a tourné de ce côtê les réflexions de plusieurs écrivains de ce siècle1; mais je doute que la vérité gagne à leur travail. La fureur des systèmes s'étant emparée d'eux tous, nul ne cherche à voir les choses comme elles sont, mais comme elles s'accordent avec son système?. Ajoutez à toutes ces réflexions que l'histoire montre bien plus les actions que les hommes, parce qu'elle ne saisit ceux-ci que dans certains moments choisis, dans leurs vêtements de parade 3; elle n'expose que l'homme public qui s'est arrangé pour être vu: elle ne le suit point dans sa maison, dans son cabinet, dans sa famille, au milieu de ses amis; elle ne le peint que quand il représente : c'est bien plus son habit que sa personne qu'elle peint.

J'aimerais mieux la lecture des vies particulières pour commencer l'étude du cœur humain ; car alors l'homme a beau se dérober, l'historien le poursuit partout; il ne lui laisse aucun moment de relâche, aucun recoin pour éviter l'œil perçant du spectateur; et c'est quand l'un croit mieux1 se cacher, que l'autre le fait mieux connaître. « Ceulx, dit Montaigne, qui escrivent les vies, d'autant qu'ilz s'amusent plus aux conseils qu'aux événemens, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors, ceulx là me sont plus propres, voilà pourquoi, en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque 7.

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Il est vrai que le génie des hommes assemblés ou des peuples est fort différent du caractère de l'homme en particulier, et que ce serait connaître très imparfaitement le cœur humain que de ne pas l'examiner aussi dans la multitude;

1. Par exemple Montesquieu dont Rousseau a fait un très grand éloge à la fin du livre V de l'Emile, Voltaire (Essai sur l'histoire universelle, 1754-1758 · publié ensuite et refondu sous le titre actuel d'Essai sur les Mœurs...), Helvétius (de l'Esprit, 1758).

2. C'est par exemple le défaut que Rousseau reproche à l'abbé de Saint-Pierre (Confessions, II, 9), dont toute la politique est subordonnée à cette idée que les hommes se conduisent «par leurs lumières plutôt que par leurs passions ».

3. La critique ne porterait pas sur les auteurs que nous avons cités. (Montesquieu, Voltaire, Helvétius).

Discuter ce jugement en l'ap

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mais il n'est pas moins vrai qu'il faut commencer par étudier l'homme pour juger les hommes, et que qui connaîtrait parfaitement les penchants de chaque individu pourrait prévoir tous leurs effets combinés dans le corps du peuple.

Il faut encore ici recourir aux anciens par les raisons que j'ai déjà dites, et de plus, parce que tous les détails fami liers et bas, mais vrais et caractéristiques, étant bannis du style moderne1, les hommes sont aussi parés par nos auteurs dans leurs vies privées que sur la scène du monde. La décence, non moins sévère dans les écrits que dans les actions, ne permet plus de dire au public que ce qu'elle permet d'y faire, et, comme on ne peut montrer les hommes que représentant toujours, on ne les connaît pas plus dans nos livres que sur nos théâtres3. On aura beau faire et refaire cent fois la vie des rois, nous n'aurons plus de Suétones1.

Plutarque · excelle par ces mêmes détails dans lesquels nous n'osons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les grands hommes dans les petites choses; et il est si heureux dans le choix de ses traits, que souvent un mot, un sourire, un geste lui suffit pour caractériser son héros. Avec un mot plaisant Annibal rassure son armée effrayée, et la fait marcher en riant à la bataille qui lui livra l'Italie". Agésilas, à cheval sur un bâton, me fait aimer le vainqueur du grand roi; César, traversant un pauvre village, et causant avec ses amis, décèle, sans y penser, le fourbe qui disait ne vouloir qu'être l'égal de Pompée; Alexandre avale une médecine et ne dit pas un seul mot: c'est le plus beau

1. Sur la superstition du style noble, déjà battu en brèche à cette date, voir p. 133, n. 2 et p. 187, n. 1. Quant aux détails familiers et bas, Rousseau se souvient des fameuses querelles où Boileau, Dacier, Perrault, La Motte, discutaient sur l'Iliade et 'Odyssée, sur Achille coupant lui-même son rôti, sur Ulysse conversant avec un porcher. Mais ni Voltaire, ni Helvétius, ni d'autres n'avaient reculé devant les détails les plus crus.

2. « Représenter... paraître en public avec dignité » (Dict. de Féraud, 1787).

3. Pour le développement de la critique du théâtre, voir un extrait de la Nouvelle Héloise, p. 129.

4. Un seul de nos historiens (*), qui a imité Tacite dans les grands traits, a osé imiter Suétone et quelquefois transcrire Comines dans les petits; et cela même, qui ajoute au prix de son livre, l'a fait critiquer parmi nous. (Note de Rousseau.)

(*) Duclos dans son Histoire de Louis XI (1745).

5. RÉGLE: A quelle utilité? Voir p. 63, n. 3.

6. Pour l'explication du singulier du verbe après plusieurs sujets, Cf. CROUZET..., Gr. Fr., § 360.

7. L'anecdote est racontée par Plutarque (Vie de Fabius Maximus, ch. 15). Un soldat nommé Giscon s'effrayait du grand nombre de Romains. « Il y a quelque

moment de sa vie1; Aristide écrit son propre nom sur une coquille, et justifie ainsi son surnom; Philopomen, le manteau bas, coupe du bois dans la cuisine de son hôte. Voilà le véritable art de peindre. La physionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le caractère dans les grandes actions: c'est dans les bagatelles que le naturel se découvre. Les choses publiques sont ou trop communes, ou trop apprêtées, et c'est presque uniquement à celles-ci que la dignité moderne permet à nos auteurs de s'arrêter.

Un des plus grands hommes du siècle dernier fut incontestablement M. de Turenne. On a eu le courage de rendre sa vie intéressante par de petits détails qui le font connaître et aimer; mais combien s'est-on vu forcé d'en supprimer qui l'auraient fait connaître et aimer davantage! Je n'en citerai qu'un, que je tiens de bon lieu, et que Plutarque n'eût eu garde d'omettre, mais que Ramsai n'eût eu garde d'écrire, quand il l'aurait su3.

Un jour d'été qu'il faisait fort chaud, le vicomte de Turenne, en petite veste blanche et en bonnet, était à la fenêtre dans son antichambre: un de ses gens survient, et, trompé par l'habillement, le prend pour un aide de cuisine avec lequel ce domestique était familier. Il s'approche doucement par derrière, et d'une main qui n'était pas légère lui applique un grand coup sur les fesses. L'homme frappé se retourne à l'instant. Le valet voit en frémissant le visage de son maître. Il se jette à genoux tout éperdu: Monseigneur, j'ai cru que c'était George... Et quand c'eût été George, s'écrie Turenne en se frottant le derrière, il ne fallait pas frapper si fort. Voilà donc ce que vous n'osez

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au 17 et au 18° siècles quand on avait quitté la perruque et que nous montrent, par exemple, les tableaux intimes du 18° siècle (voir au Louvre : Lancret,.Le déjeûner de jambon).

5. En frémissant, car les maitres ne se privaient pas de battre violemment leurs domestiques : [point. Mais elle bat ses gens et ne les paye

(MOLIÈRE. Misanthrope. v. 940)

[fletées Deux servantes déjà largement soufAvaient à coups de pied descendu les [montées.

(BOILEAU. Satire sur les Femmes.)

dire, misérables? Soyez donc à jamais sans naturel, sans entrailles; trempez, durcissez vos cœurs de fer dans votre vile décence; rendez-vous méprisables à force de dignité1. Mais toi, bon jeune homme qui lis ce trait, et qui sens avec attendrissement toute la douceur d'âme qu'il montre, même dans le premier mouvement, lis aussi les petitesses de ce grand homme, dès qu'il était question de sa naissance et de son nom. Songe que c'est le même Turenne qui affectait de céder partout le pas à son neveu, afin qu'on vit bien que cet enfant était le chef d'une maison souveraine2. Rapproche ces contrastes, aime la nature, méprise l'opinion, et connais l'homme.

Il y a bien peu de gens en état de concevoir les effets que des lectures ainsi dirigées peuvent opérer sur l'esprit tout neuf d'un jeune homme. Appesantis sur des livres dès notre enfance, accoutumés à lire sans penser, ce que nous lisons nous frappe d'autant moins, que, portant déjà dans nous-mêmes les passions et les préjugés qui remplissent l'histoire et les vies des hommes, tout ce qu'ils font nous paraît naturel, parce que nous sommes hors de la nature, et que nous jugeons des autres par nous. Mais qu'on se représente un jeune homme élevé selon mes maximes, qu'on se figure mon Émile, auquel dix-huit ans de soins assidus n'ont eu pour objet que de conserver un jugement intègre et un cœur sain; qu'on se le figure, au lever de la toile, jetant pour la première fois les yeux sur la scène du monde, ou plutôt, placé derrière le théâtre, voyant les acteurs prendre et poser leurs habits, et comptant les cordes et les poulies dont le grossier prestige abuse les yeux des spectateurs: bientôt à sa première surprise succéderont des mouvements de honte et de dédain pour son espèce: il s'indignera de voir ainsi tout le genre humain, dupe de luimême, s'avilir à ces jeux d'enfants; il s'affligera de voir ses frères s'entre-déchirer pour des rêves et se changer

1. Noter que l'on s'était lassé dès cette date de cette dignité. Téniers, par exemple, et ses paysans étaient redevenus à la mode. Les romans réalistes se multipliaient (voir notamment le succès de romans tels que Clarisse Harlowe où s'accumulent les scènes du réalisme le plus cru). Au théâtre, la comédie larmoyante, le drame bourgeois suivaient la même pente etc.

2. Turenne était le fils cadet

du duc de Bouillon. Après la mort de son frère aîné, le fils de celui-ci, son neveu, devint le chef de la famille selon le droit d'aînesse.

3. L'incohérence de la politi que, l'incapacité des généraux, la brutalité des soldats de mé tier avaient rendu communs au 18e siècle le mépris et l'horreur du soldat et de la guerre (voir La Bruyère déjà, chapitre du Jugement.)

en bêtes féroces pour n'avoir pas su se contenter d'être hommes1.

Certainement, avec les dispositions naturelles de l'élève, pour peu que le maître apporte de prudence et de choix dans ses lectures, pour peu qu'il le mette sur la voie des réflexions qu'il en doit tirer, cet exercice sera pour lui un cours de philosophie pratique, meilleur sûrement et mieux entendu que toutes les vaines spéculations dont on brouille l'esprit des jeunes gens dans nos écoles 2. Qu'après avoir suivi les romanesques projets de Pyrrhus3, Cynéas lui demande quel bien réel lui procurera la conquête du monde, dont il ne puisse jouir dès à présent sans tant de tourments, nous ne voyons là qu'un bon mot qui passe : mais Emile y verra une réflexion très sage, qu'il eût faite le premier, et qui ne s'effacera jamais de son esprit, parce qu'elle n'y trouve aucun préjugé contraire qui puisse en empêcher l'impression1. Quand ensuite, en lisant la vie de cet insensé, il trouvera que tous ses grands desseins ont abouti à s'aller faire tuer par la main d'une femme, au lieu d'admirer cet héroïsme prétendu, que verra-t-il dans tous les exploits d'un si grand capitaine, dans toutes les intrigues d'un si grand politique, si ce n'est autant de pas pour aller chercher cette malheureuse tuile qui devait terminer sa vie et ses projets par une mort déshonorante ?

Tous les conquérants n'ont pas été tués, tous les usurpateurs n'ont pas échoué dans leurs entreprises, plusieurs paraîtront heureux aux esprits prévenus des opinions vulgaires mais celui qui, sans s'arrêter aux apparences, ne juge du bonheur des hommes que par l'état de leurs cœurs, verra leurs misères dans leurs succès mêmes; il verra leurs désirs et leurs soucis rongeants s'étendre et s'accroître avec leur fortune; il les verra perdre haleine en avançant, sans jamais parvenir à leurs termes : il les verra semblables à ces voyageurs inexpérimentés qui, s'engageant pour la première fois dans les Alpes, pensent les franchir à chaque

1. Noter la violence de tout ce passage.

* On pourra chercher dans quelle mesure elle est inspirée par un retour de Rousseau sur fui-même.

2. L'opinion de Rousseau fut partagée après lui par toutes sortes de pédagogues. Citons seulement un auteur de « MaQuels » réputés, Fromageot, qui

raille «ces puérilités savantes, qui occupaient si sérieusement les maîtres >>.

3. Pyrrhus, roi d'Epire, l'adversaire des Romains, qui fut tué par une tuile lancée par une femme du haut d'un toit, au siège d'Argos. (Anecdote racontée par Plutarque.)

4. Par exemple le préjugé de la gloire militaire.

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