peu sûre et que le passé se déformait en lui. Il reste d'ailleurs qu'avec une dignité singulière et un courage jamais lassé il défendit ses opinions et sa doctrine au péril de ses amitiés, de ses ressources, de sa tranquillité et de sa liberté. Rien sans doute ne l'eût menacé après l'Emile s'il eût voulu, comme tant d'écrivains contemporains, publier l'ouvrage sans son nom. On eût condamné le livre et feint d'ignorer l'auteur. On le lui dit avant que l'ouvrage parût. Il refusa. Autre chose le soutint que l'orgueil d'auteur. Les Confessions ne dissimulent pas les succès qui firent de lui le rival heureux de Voltaire. Mais Rousseau les raconte avec une modération singulière et un détachement certain de son génie, quand on compare ce qu'il écrit à ce que lui répétèrent obstinément des centaines de correspondants. Des visiteurs qui s'acharnaient à le poursuivre nous ne savons ce qu'ils disaient. Mais près de trois mille lettres conservées à la bibliothèque de Neuchâtel nous révèlent qu'il fut pour d'innombrables lecteurs un maître, un confesseur et un Dieu. Les effusions lyriques et les naïvetés passionnées exaltent son style, sa pensée et son cœur. Jean-Jacques en a dit bien moins qu'il n'aurait pu faire en juxtaposant quelques citations. C'est que le principe de quelques-uns de ses défauts fut surtout celui de ses vertus et qu'il n'y en a pas au fond qui élève plus aisément l'homme au-dessus de lui-même et lie plus légitimement les âmes moindres à celles qui les dominent. Rousseau fut toute sa vie un chercheur de chimère et un pourchasseur d'idéal. Idéal et chimère qui restèrent lointains, comme il y avait loin de Thérèse Le Vasseur à l'héroïne de la Nouvelle Héloïse, et du précep teur d'Emile au père qui abandonna ses enfants. Mais du moins les tribulations de sa vie, les luttes contre ses maux physiques, les fautes qu'il ne sut pas éviter ne le conduisaient jamais au scepticisme qui dispense de l'effort et du progrès. La vie qui fut médiocre pour lui, sa conduite qui fut trop souvent lâche ou trouble, il ne cessa pas de les vouloir plus droites et plus courageuses, pour lui-même et pour les autres. Et c'est pour cela qu'on lui pardonna tant de choses, et si aisément : «On peut dire, écrit M. Lanson, qu'il a changé l'atmosphère morale de la France. » Ce qui importe pour entraîner c'est moins la rectitude que l'élan. IV. L'INFLUENCE DE ROUSSEAU Rousseau fut donc un prodigieux entraîneur d'âmes. Et c'est là ce qui vaut pour l'histoire. Bon ou mauvais, il a agi avec une singulière puissance. Chacun de ses ouvrages, nous le verrons, souleva l'opinion. Et ce ne sont pas seulement les gens de lettres et le gens très cultivés qui le lurent et s'enthousiasmèrent. La Nouvelle Héloïse et l'Emile pénétrèrent plus profondément: il y a dans les lettres conservées à Neuchâtel des confidences de ceux qui ignorent le français correct. Il ne suscita pas seulement des polé miques littéraires et ces curiosités ergoteuses où se distrait le bavardage des écrivains de métier. On agit quand on l'avait lu, et dans toutes les classes sociales, autrement qu'on n'avait agi. « Des reines, dit Bernardin de Saint-Pierre, ont allaité leurs enfants ; un grand roi a appris un métier ; des riches ont cherché à construire des Elysées sous le nom de jardins à l'anglaise ; il a adouci l'éducation des enfants jusque là que l'Impératrice de Russie a banni des écoles les châtiments corporels, ainsi qu'il devrait être fait chez nous. La malheureuse Pologne semble espérer de l'éducation de ses enfants. J'ai connu des libertins réformés par ses divins écrits les uns se sont mariés; d'autres, des officiers, avaient renoncé, d'après ses écrits, à l'usage de la viande, et ne s'en portaient que mieux, couchaient sur la dure; des prêtres respectables ont prêché dans leurs sermons ses éloges du christianisme...>> Un officier, Seguier de Saint-Brisson, démissionne pour se vouer au bonheur de l'humanité. Une femme mariée renvoie son amant pour se montrer digne de la Nouvelle Héloïse. Des gentilshommes campagnards le remercient de leur avoir fait comprendre les joies saines de la vie champêtre et du foyer. Une femme, près de l'Ermitage, s'habille comme Julie d'Etange pour suivre plus fidèlement le modèle qui la guide. Un amoureux l'appelle à son aide pour avoir la force de cacher son amour à celle qu'il aime sans espoir. On sait que l'œuvre de Rousseau fut, après sa mort, la source inépuisable où puisèrent nos plus grands écrivains. Mme de Staël. Chateaubriand, Lamartine, lui durent une part de leur génie, George Sand lui demande ses doctrines, le feu de son âme et jusqu'au mouvement de son style. L'œuvre politique de la Révolution s'est édifiée pour une part sur les systèmes des Discours et du Contrat Social. A l'étranger, les répercussions de l'œuvre furent plus lointaines encore. Toute l'Allemagne romantique le lit avec enthousiasme, depuis les plus grands, Goethe, Schiller, Kant, Herder, Wieland jusqu'à de moindres écrivains, Mendelssohn, Möser, Zimmermann, Jacobi, Lavater, Campe. Tolstoï le garde à son chevet. Si bien qu'il demeure presque vain de disserter sur ce qu'il y eut dans cette influence de bienfaisant ou de néfaste. Rousseau fut une de ces forces qui se discutent moins qu'elles ne s'imposent. Deuxième Partie : L'OEUVRE 1. DISCOURS SUR LES SCIENCES ET LES ARTS1 (1750) Historique. Avant d'arriver à Paris, Rousseau avait songé sans aucun doute à tenter la fortune d'écrivain. Mais, de même qu'il était chimiste, géomètre, musicien, précepteur ou laquais, il se crut réservé aux destinées les plus diverses. Il écrit des dissertations morales ; une chronologie historique ; une arlequinade; un projet de cantate; un opéra: La Découverte du Nouveau-Monde; une comédie : Narcisse; une tragédie en prose: Lucrèce; des pièces de vers; un article pour le Mercure sur la figure de la terre. A Paris, il tâtonne aussi gauchement : un opéra : Les Muses galantes (1744); un ballet adapté d'une pièce de Voltaire : Les Fêtes de Ramire (1745); des Institutions chimiques (1747); une comédie: L'Engagement téméraire ; un Essai sur l'Origine des Langues (date incertaine). Tout cela ne le tirait ni de la gêne ni de l'obscurité, lorsqu'un hasard le révéla soudain à lui-même et au public. En allant voir Diderot enfermé à Vincennes, il lut par hasard la question posée par l'Académie de Dijon pour le prix de 1750 : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». Les Confessions nous ont dit quelle soudaine lumière avait dessillé ses yeux. Saisi d'un trouble inspiré, il dut s'asseoir au pied d'un arbre. Sa doctrine prenait une âme consciente la civilisation avait empoisonné le cœur de l'homme et ruiné son bonheur originel. Marmontel a nié l'anecdote et affirmé que Diderot seul avait suggéré à Rousseau le paradoxe. Rien n'autorise ce récit malveillant; aucun autre contemporain n'a contesté l'originalité de la thèse. Toute la vie de Rousseau et ses plus profondes tendances l'y préparaient. Son Originalité. Le Discours n'était dans son fond qu'une assez médiocre déclamation. Les arguments historiques que Jean-Jacques invoque pour exalter les sociétés pauvres et grossières et maudire les civi 1. Titre exact: Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. lisations raffinées sont constamment chancelants ou faux. Les gens de lettres qui lui répondirent les bouleversèrent aisément. La thèse même se ruine par l'intransigeance naïve des conclusions. Avec une ardeur aveugle Rousseau la pousse jusqu'à l'absurde. Ce sont les livres, dit-il, qui ont fait peser sur l'humanité le fardeau des erreurs et des douleurs, et le calife Omar fut un grand cœur qui brûla la bibliothèque d'Alexandrie. A dire vrai, il ne répondit à Stanislas, Grimm, Borde, académicien de Lyon, à Lecat, académicien de Rouen, que pour renier ces conclusions. Mon Discours, corrige-t-il, est un discours théorique qui précise les maux nés de la culture sociale. Mais ces maux sont incurables; ils s'escortent de quelques bénéfices moraux, politesse des mœurs, scrupules de justice apparente, etc. Supprimer la civilisation, c'est garder les maux en renonçant aux palliatifs : « Je ne propose point de bouleverser la société actuelle, de brûler les bibliothèques et tous les livres, de détruire les collèges et les académies... Les lumières du méchant sont encore moins à craindre que sa brutale stupidité. » Si les arguments sonnaient creux, ils avaient pourtant leur portée. Tout un mouvement d'opinion se précise à la fin du 17° siècle et dans la première moitié du 18°. La morale du renoncement et de l'austérité se heurte de plus en plus à l'amour de la vie et des joies légitimes qu'elle nous donne. Le Mondain de Voltaire affirmait avec éclat que l'âge d'or n'était qu'une fable, la simplicité qu'un mirage, et que la civilisation avait mis le goût, la décence et l'intelligence là où régnaient la sottise et la grossièreté. Voltaire avait pour lui son esprit et la complicité de l'opinion. C'est contre lui, peut-être, contre l'opinion sans aucun doute que Rousseau prétendit lutter. Ses raisons s'imposèrent par l'ardeur qui les anime et le style qui les colore. De la morale sociale, des maux, des vices et de leurs remèdes on parlait abondamment vers 1750. Mais on en discutait avec une froideur voulue d'analyse et une concision tranchante et sèche. C'est la manière des Lettres Persanes et celle des Lettres Anglaises qui faisait règle. Deux livres qui furent célèbres encadrent le Discours, les Mœurs de Toussaint qui eurent une dizaine d'éditions et suscitèrent au moins deux réfutations (1748) et les Considérations sur les Mœurs, de Duclos, illustres jusqu'à la fin du 18e siècle. Nul effort d'éloquence ne s'y trahit, et nul frémissement d'enthousiasme. Le moraliste note, raille et ne s'émeut pas. Rousseau bien au contraire est pris 1. Voir le livre de M. A. Morize': L'Apologie du luxe au 18° siècle. Paris. Didier. 1909. 2. Toussaint annonce qu'il a répandu dans son ouvrage « plus de sentiment que d'esprit ». Il faut compren dre « plus d'amour de la vertu que de désir de briller D. Et encore le seul Discours préliminaire sur la Vertu comporte huit portraits à la façon de La Bruyère. tout entier par sa chimère. On fit à l'éloquence le crédit que ne méritait pas la doctrine. Son Succès. Le succès fut peut-être moins général ou moins soudain qu'on ne l'a dit. Sans doute, tous les gens de lettres s'en mêlèrent: un roi, Stanislas, des académiciens de province, Borde et Lecat, Formey, académicien de Berlin, Grimm, etc. Les journaux multiplièrent et prolongèrent cette querelle de plume. Mais c'est que les pierres de Jean-Jacques tombaient à plein dans le jardin de la littérature et d'une philosophie attachée à la certitude du progrès; c'est qu'il n'y avait pas de plus belle matière à polémique et que l'occasion ravit tout autant que l'adversaire. L'opinion moyenne semble avoir été plus lente à s'émouvoir. Dans cinq cents bibliothèques privées du 18e siècle, nous n'avons trouvé que quinze fois ce premier Discours, tandis que le Discours sur l'Inégalité s'y rencontre soixante-seize fois et la Nouvelle Héloïse cent soixante-cinq. Il fallut quelque temps pour qu'on s'accoutumat à cette gloire soudain révélée. Le second Discours fit le triomphe assuré. DISCOURS SUR L'INÉGALITÉ1 (1754) Historique. En 1753 l'Académie de Dijon proposa comme sujet de concours cette question : « Quelle est la source de l'inégalité des conditions parmi les hommes; si elle est autorisée par la loi naturelle ? » Rousseau résolut de concourir à nouveau, et pour échapper au tumulte de Paris il s'établit à Saint-Germain : « Tout le jour enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps dont je traçais fièrement l'histoire; je faisais mainbasse sur les petits mensonges des hommes; mon âme s'élevait auprès de la divinité ». L'Académie hésita cette fois devant les hardiesses de Jean-Jacques. Le prix fut donné à l'abbé Talbert. 1. Titre exact: Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. |