Une Nuit à la belle étoile. [La scène se place pendant le voyage que fit Rousseau, de Paris (où il était venu après son aventure avec l'archimandrite) à Lyon, pour venir rejoindre Me de Warens à Chambéry (1732).] me Je me souviens même d'avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville, dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé1. Il avait fait très chaud ce jour-là, la soirée était charmante; la rosée humectait l'herbe flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l'air était frais sans être froid; le soleil, après son coucher, avait laissé dans le ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendait l'eau couleur de rose2; les arbres des terrasses étaient chargés de rossignols qui se répondaient de l'un à l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase, livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de tout cela, et soupirant seulement un peu du regret d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus enfin. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d'une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse; le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres; un rossignol était précisément au-dessus de moi, je m'endormis à son chant; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour : mes yeux, en s'ouvrant, virent l'eau, la verdure, un paysage admirable 3. Je me levai, me secouai: la faim me prit: je m'acheminai gaiement vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me restaient encore. J'étais de si bonne humeur, que j'allais chantant tout le long du chemin; et je me souviens même que je chantais une cantate de Batistin1, intitulée les Bains de Thomery, que je savais par cœur. Que béni 1. Les rives du Rhône et de la Saône étaient, dès cette date, bordées de maisons de campagne. 2. Voici un des rares passages où la description de Rousseau precise une impression de coupittoresque. Le même détail se retrouve d'ailleurs chez des contemporains de Rousseau, avant même la publication des Confessions (le romancier Loaisel de Tréogate, le poète Léonard, etc.). 3. Etudier dans cette description l'art de la description rapide, nécessaire pour colorer, sans l'entraver, un récit. 4. Batistin, nom sous lequel est connu le musicien Stuck, né à Florence et mort à Paris en 1745. soit le bon Batistin et sa bonne cantate, qui m'a valu un meilleur déjeuner que celui sur lequel je comptais, et un dîner bien meilleur encore, sur lequel je n'avais point compté du tout! Dans mon meilleur train d'aller et de chanter1, j'entends quelqu'un derrière moi: je me retourne, je vois un antonin' qui me suivait et qui paraissait m'écouter avec plaisir. Il m'accoste, me salue, me demande si je sais la musique. Je réponds: Un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner: je lui conte une partie de mon histoire. Il me demande si je n'ai jamais copié de la musique. «< Souvent », lui dis-je. Et cela était vrai; ma meilleure manière de l'apprendre était d'en copier. «Eh bien me dit-il, venez avec moi; je pourrai vous occuper quelques jours, durant lesquels rien ne vous manquera, pourvu que vous consentiez à ne pas sortir de la chambre. » J'acquiesçai très volontiers, et je le suivis. Le Retour à Chambéry (1732). C'est une chose bien singulière que mon imagination ne se monte jamais plus agréablement que quand mon état est le moins agréable, et qu'au contraire elle est moins riante lorsque tout rit autour de moi. Ma mauvaise tête ne peut s'assujettir aux choses. Elle ne saurait embellir: elle veut créer. Les objets réels s'y peignent tout au plus tels qu'ils sont; elle ne sait parer que les objets imaginaires. Si je veux peindre le printemps, il faut que je sois en hiver; si je veux décrire un beau paysage, il faut que je sois dans des murs; et j'ai dit cent fois que si jamais j'étais mis à la Bastille, j'y ferais le tableau de la liberté3. Je ne voyais en partant de Lyon qu'un avenir agréable: j'étais aussi content et j'avais tout lieu de l'être, que je l'étais peu quand je partis de Paris. Cependant je n'eus point durant ce voyage ces rêveries délicieuses qui m'avaient suivi dans l'autre. J'avais le cœur serein, mais c'était tout. Je me rapprochais avec attendrissement de l'excellente amie que j'allais revoir. Je goûtais d'avance, mais sans ivresse, le 1. C'est-à-dire : « pendant que j'étais le mieux en train de marcher et de chanter >>. 2. Un moine de la congrégation des antonins, communauté de moines qui vivaient librement sans couvents. 3. On rapprochera ce passage de ceux des pp. 288 et 291. 4. En effet, il quittait Paris à peu près sans ressources, tandis qu'à Lyon il avait reçu de l'argent et du moine antonin et de Me de Warens. plaisir de vivre auprès d'elle: je m'y étais toujours attendu ; c'était comme s'il ne m'était rien arrivé de nouveau. Je m'inquiétais de ce que j'allais faire comme si cela eût été fort inquiétant. Mes idées étaient paisibles et douces, non célestes et ravissantes. Tous les objets que je passais frappaient ma vue; je donnais de l'attention aux paysages; je remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux; je délibérais aux croisées1 des chemins, j'avais peur de me perdre, et je ne me perdais point. En un mot, je n'étais plus dans l'empyrée2; j'étais tantôt où j'étais, tantôt où j'allais, jamais plus loin. Je suis en racontant mes voyages comme j'étais en les faisant; je ne saurais arriver. Le cœur me battait de joie en approchant de ma chère maman, et je n'en allais pas plus vite. J'aime à marcher à mon aise, et m'arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable, voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à ines yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur3. J'eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son charme en approchant de Chambéry. Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas de l'Echelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l'endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d'un parapet pour prévenir les malheurs cela faisait que je pouvais contempler au fond et gagner des vertiges tout à mon aise, car ce qu'il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés, est qu'ils me font tourner la tête; et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j'avan 1. Croisée croisement. Le mot n'est donné ni par le Dict. de l'Académie, ni par celui de Furetière, ni par celui de Féraud. Mais il se trouve dans La Fontaine (Psyché). 2. L'empyrée (ou ciel empyrée) était la partie du ciel la plus élevée où l'on supposait le séjour des bienheureux. 3. Texte curieux. C'est déjà l'amour de la nature vraiment romantique. Mais c'est le seul passage où Rousseau vante une nature « qui lui fasse bien peur » et ce qu'on appelle à cette date de belles horreurs ». La montagne farouche est très vaguement indiquée, même dans le « Voyage du Valais » (p. 118). Le rève du Si j'étais riche se place « sur le penchant de quelque agréable colline », etc... Rousseau a surtout aimé des paysages légèrement accidentés et des montagnes comme horizon. çais le nez, et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j'entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche et de broussaille en broussaille1, à cent toises2 au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j'en allais chercher au loin d'aussi gros que je les pouvais porter3; je les rassemblais sur le parapet en pile; puis, les lançant l'un après l'autre, je me délectais à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats avant que d'atteindre le fond du précipice. Plus près de Chambéry, j'eus un spectacle semblable en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours 4. La montagne est tellement escarpée, que l'eau se détache net et tombe en arcade assez loin pour qu'on puisse passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans être mouillé : mais si l'on ne prend bien3 ses mesures, on y est aisément trompé, comme je le fus; car, à cause de l'extrême hauteur, l'eau se divise et tombe en poussière, et, lorsqu'on approche un peu trop de ce nuage, sans apercevoir d'abord qu'on se mouille, à l'instant on est tout trempé. Rousseau aux Charmettes (1738). Hoc erat in votis: modus agri non ita magnus, Je ne puis ajouter, Di melius fecere"; Auctius atque mais n'importe, il ne m'en fallait pas davantage, il ne m'en fallait pas même la propriété, c'était assez pour moi de la 1. Le pluricl broussailles est plus employé. Les dictionnaires du 18e siècle ne donnent que le pluriel, mais le singulier est correct et se rencontre, par ex. chez V. Hugo. 2. La toise valait 1 m. 949. 3. RÈGLE: Il se faut entr'aider. Voir p. 76, n. 5. 4. Rousseau a pourtant vu, en traversant le Valais, la cascade de Pissevache, plus forte que celle dont il est ici question. 5. RÉGLE: Au 17e et encore au 18 siècle, ne s'employait quelquefois comme négation, sans l'adjonction de pas ou de point. Le chien ne bouge et dit. (LA FONT.) 6. « Voilà ce que je souhaitais: un domaine modeste avec un jouissance; et il y a longtemps que j'ai dit et senti que le propriétaire et le possesseur sont souvent deux personnes très différentes 1. Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu. Moments précieux et si regrettés! ah! recommencez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans mon souvenir, s'il est possible, que vous ne fites réellement dans votre fugitive succession2. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant que je ne m'ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse ? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon : mais comment dire ce qui n'était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti sans que je puisse énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment même3. Je me levais avec le soleil, et j'étais heureux; je me promenais, et j'étais heureux; je voyais maman1, et j'étais heureux ; je la quittais, et j'étais heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout: il n'était dans aucune chose assignable 5; il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant. |